Sur la dernière feuille du dossier, le commissaire de police avait noté de sa plume ses remarques et ses recommandations pour la suite des investigations : il fallait absolument s’occuper de la vie professionnelle de Karasek. Mais manifestement tout cela était venu trop tard. Il lut sur la fiche d’accompagnement que la police criminelle avait abandonné toute recherche sur ordre de l’Office central pour la Sécurité du Reich et que le dossier avait été transféré à la Gestapo pour suite à donner. Il laissa tomber le classeur sur la descente de lit fatiguée, s’allongea sur le dos et contempla le plafond. Une large fissure courait d’un coin de la chambre à la fenêtre.
L’enquête, trop brève, trop superficielle, avait à peine jeté un peu de lumière sur l’affaire. Rien n’indiquait un mobile politique. De toute façon, il fallait d’abord qu’il essaye de savoir si le meurtre de Karasek pouvait s’inscrire dans les activités ou les agissements d’éventuels comploteurs. Mais il ne voulait pas se satisfaire de cette hypothèse, même si Langenstras attendait manifestement de lui qu’il la démontre. Il ne savait toujours pas pourquoi on l’avait choisi lui précisément, pour intervenir dans cette affaire. La Gestapo avait assez de personnel qualifié pour la tirer au clair. Il était certain que Langenstras ne lui avait pas tout dit. À cette première lecture du dossier, il y avait des choses qui ne collaient pas. On pouvait vite se brûler les doigts avec un travail comme celui-ci. Il fallait donc être vigilant.
Il se versa le reste de la bouteille, vida le verre d’un trait et se lova sous la mince couverture du lit. Cette nuit berlinoise pleine de brouillard allait peut-être lui faire cadeau de quelques heures d’un sommeil sans rêves.
17
Le costume brun à veste croisée aux fines rayures noires était idéal pour cette demi-saison. Il l’avait acheté quand il était encore à Berlin.
Il entendit des pas devant la porte, puis on frappa.
— Entrez.
— Bonjour, Herr Sturmbannführer, vous avez bien dormi dans ce nouveau décor ?
— Vous voilà d’humeur bien badine, Bideaux.
Kälterer vérifia dans le miroir l’ordonnancement de ses cheveux bruns séparés par une raie et constata avec satisfaction qu’il n’avait encore aucun cheveu gris. Comme le disaient toujours les collègues de la préfecture de police qui avaient blanchi trop vite sous le hamois : ces temps difficiles n’ont rien d’une fontaine de Jouvence. Dans la glace, le reflet de Bideaux lui renvoyait un sourire grimaçant. Il se retourna.
— Quoi de neuf ?
— Kruschke attend en bas. Je vais vous montrer votre bureau. J’ai aussi sur moi vos nouveaux papiers d’identité et un sauf-conduit qui vous donne pleins pouvoirs et carte blanche.
Kälterer examina les documents. Sur la photo, il avait cinq ans de moins et était en civil. Elle provenait sans doute de son ancien dossier, celui qui remontait à cette histoire avec Naujocks, à l’époque où la SS avait mis ses fiches de renseignements à jour. Heinrich Himmler avait personnellement signé les pleins pouvoirs. Tous les bureaux de l’Office central pour la Sécurité du Reich, de la police criminelle, de la Gestapo, des services de la Sûreté devaient l’aider, inconditionnellement et sans réserve, et lui faciliter l’accès à tous les dossiers. Ils prenaient donc la chose au sérieux.
— À propos, qu’est devenu l’appartement de la villa de la rue Höhmann ? Il est encore sous scellés, ou il est libre ?
Bideaux lui lança un regard étonné, hésita un instant avant de répondre :
— C’est moi qui l’occupe maintenant.
Il leva les bras :
— Mon immeuble a été rasé pendant un bombardement.
— Trois pièces, cuisine, salle de bains… pour vous tout seul ?
— Oui. Et alors ?
— Encore les relations, hein, Bideaux ? La direction de l’Office du logement aurait-elle été transférée Prinz-Albrecht-Strasse ?
— Soit, disons que nous avons une certaine influence…
Bideaux renoua avec sa grimace habituelle.
— Votre nomination s’est faite très rapidement, et on n’a pas bien eu le temps de faire quelque chose. En outre, durant ces trois dernières semaines, rien ne s’est libéré qui soit digne de votre grade.
— Occupez-vous de ça, Bideaux, occupez-vous de ça, ce serait très aimable de votre part.
— Avec plaisir, Sturmbannführer.
Kälterer coiffa son chapeau brun. Ainsi vêtu, Merit l’aurait trouvé triste. Elle aurait certainement préféré son second costume, celui en lin blanc, fait sur mesures à Paris.
— Vous ne prenez pas votre canne ? demanda Bideaux, alors que Kälterer refermait la porte de sa chambre derrière lui.
— Je vais essayer de m’en passer tout doucement.
Ils descendirent en silence l’étroit escalier. Il y avait déjà foule dans le foyer. Une odeur de fumée de cigarettes froide et de bière éventée bon marché vint à leur rencontre depuis la salle de séjour. On entendit quelques rires. Les premiers clients s’étaient retrouvés pour un petit déjeuner à la fourchette.
— Quelle ambiance ici. Ils font déjà la bombe ! apprécia Bideaux.
Il accueillit la plaisanterie d’un haussement d’épaules.
— C’est vous qui me l’avez choisie, cette cambuse.
La voiture était garée de l’autre côté de la Auguststrasse, près de la porte d’entrée de l’hôtel des Postes. Kruschke le salua et leur ouvrit la portière.
— Conduisez-nous à la Kochstrasse, Kruschke, ordonna Bideaux.
La voiture fit demi-tour et se dirigea vers la Oranienburger Strasse.
— Nous avons dû y transférer quelques bureaux. Mais c’est juste à côté de la maison mère.
Ils roulaient dans la Friedrichstrasse. L’impression de désespoir qu’il avait eue de la ville dans la lumière déclinante de la veille fut renforcée en ce matin d’octobre ensoleillé. Seuls venaient à leur rencontre quelques véhicules isolés, la plupart à gazogène à charbon de bois, ainsi que des attelages de chevaux de trait. Les passants marchaient d’un bon pas, quand ils n’étaient pas en train de faire la queue, muets, devant les rares magasins ouverts, afin d’échanger leurs tickets de ravitaillement contre des vivres, un peu de légumes peut-être, ou des pommes de terre. Ils formaient des files d’attente pour des articles de mercerie, des cigarettes, ou des spiritueux. Il avait entendu dire que les magasins de vêtements étaient fermés depuis longtemps, même aux titulaires d’une carte d’habillement. On ne donnait de coupons pour des textiles et du cuir qu’à ceux dont les bombardements avaient entièrement détruit logements et biens. Il aurait du mal à trouver quelques vêtements chauds pour l’hiver. Bideaux pourrait sans doute lui être utile. À moins qu’il ne se rende chez Merit.
— Nous y voilà, annonça Bideaux.
Ils mirent pied à terre devant une bâtisse discrète, à côté de laquelle se trouvait la maison d’édition de Das Reich. La porte n’était pas gardée. Seul un petit écriteau en bois blanc avertissait du nouvel usage de l’appartement du rez-de-chaussée et des caves : « Office central pour la Sécurité du Reich, Bureau 4, Gestion, Annexe 7 ».