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Elle acquiesça, gagna le couloir et lui rapporta une édition de 1943.

Un bureau innommable. Et une situation absurde. Les Alliés transformaient la ville en montagnes de gravats, leur supériorité éclatait dans les ruines fumantes, à chaque fenêtre calcinée, et lui, il était assis dans ce trou de cave qui prétendait être un bureau, censé travailler en respectant les règlements pour que quelques messieurs puissent dormir plus longtemps sur leurs deux oreilles, quand, par bonheur, il n’y avait pas d’alerte aérienne.

Il saisit le téléphone et reprit sa place derrière le bureau. Les joints du fauteuil ne lui pardonnèrent pas son balancement et un accoudoir grinça dangereusement. Il trouva le numéro qu’il cherchait. Il le composa et après quelques sifflements entendit la sonnerie espérée. La ligne existait encore. Elle était en vie.

18

La pluie avait cessé. Il resta néanmoins frileusement planté dans un coin de l’entrée spacieuse et sombre de l’immeuble. La planque était très bonne, meilleure que celle du porche, exposée aux courants d’air, et où il avait passé les dernières heures. Dans cette gigantesque ville qui s’effondrait sur elle-même, il n’était pas facile de retrouver quelqu’un, puis de guetter le moment propice pour l’aborder. Découvrir la nouvelle adresse de la Frick avait été aisé : respectueuse des consignes, elle l’avait inscrite à la craie sur les vestiges du mur de son immeuble rasé par les bombes. Et la nouvelle adresse de Karasek était effectivement dans l’annuaire.

Buchwald lui avait confié que Stankowski avait trouvé refuge quelque part place Adolf-Hitler. Les jours précédents, Haas avait fait tous les immeubles qui la bordaient, gravi d’innombrables volées de marches jusqu’à trouver enfin celui qu’il cherchait. Impossible toutefois de sonner tout simplement, dans l’espoir que Stankowski serait là, seul dans son appartement. Impossible aussi de faire pendant des jours le pied de grue sur la place. Il finirait par se faire remarquer, c’était trop dangereux. Pour noter les habitudes de Stankowski, il fallait prendre le temps d’observer la maison pendant plusieurs jours et à des heures différentes, excepté en cas de raid aérien. Il ne pourrait lui tendre un piège, comme il l’avait fait avec les autres, que s’il avait la certitude que son ancien voisin serait seul dans l’appartement.

Les bombardements lui maltraitaient les nerfs. Il ne se passait pas un jour sans qu’il dût pédaler comme un dératé pour sauver sa vie, sans qu’il ne demeurât de longues heures dans un abri ou tapi dans quelque cave obscure, pas un jour sans hurlements de sirène, sans incendies ni fumée émanant des poutres en combustion, sans la terrible puanteur de chairs humaines et animales calcinées, sans l’odeur de cadavres en décomposition dans les rues.

Il ne se sentait en sécurité que dans sa cabane. Aucune bombe n’était encore tombée dans les environs, pas même une bombe perdue. En réalité, il n’y avait aucune cible dans la colonie, aucun site industriel ni de près ni de loin, pas de gare, pas de voies ferrées. Pour se tranquilliser, il se mettait parfois à la place d’un pilote anglais qui survolerait les lieux, regarderait en bas et découvrirait des jardins potagers et d’agrément sans importance, pour lesquels il était donc inutile de gâcher une bombe. Il suivait les raids depuis sa baraque, mais la plupart du temps ils étaient concentrés sur les quartiers proches du centre.

Il ne craignait vraiment les bombardements que quand il se déplaçait à bicyclette. Il ne pouvait jamais savoir quand ni où ils allaient le surprendre, où il pourrait trouver un abri et, par-dessus tout, quelle mauvaise rencontre il pourrait y faire. D’un certain point de vue, il était hors-la-loi, un hors-la-loi voué à la mort. Dans le demi-jour du petit matin, lorsqu’il pompait dans son seau de l’eau à la fontaine pour se laver et se raser, il avait peur d’être découvert.

Il y avait à peine deux heures Stankowski avait quitté son appartement en compagnie de sa femme pour s’engouffrer dans la station de métro, et il n’avait pas réapparu. Il commençait lentement à avoir des fourmis dans la jambe droite. Il tapa discrètement des pieds jusqu’à ce que le sang circule de nouveau normalement. Il ne pourrait plus rester là longtemps à attendre sans bouger. Il lui fallait trouver un autre poste d’observation. Il y avait un va-et-vient incessant de véhicules et de passants sur la place, tout le monde semblait affairé, mais il craignait bien plus les nombreux uniformes différents qu’il distinguait dans la foule que les regards scrutateurs de passants pressés. Il avait brisé quelques rameaux d’un buisson encore fleuri et les avait enveloppés dans un morceau de papier journal ramassé sur le trottoir. Il voulait se donner l’air de celui qui attend quelqu’un, un bouquet à la main. Une femme qui poussait une voiture d’enfants pleine de briquettes de lignite lui adressa un sourire encourageant, comme si elle appréciait que dans le quotidien de la guerre un homme pensât encore à des fleurs pour sa bien-aimée.

Il fit quelques pas mais se rendit vite compte que s’il continuait dans cette direction, les énormes tas de ruines qui s’amoncelaient sur la place allaient lui masquer la porte d’entrée de l’immeuble de Stankowski. Il fit demi-tour à temps pour repérer le couple qui sortait de la station de métro de l’autre côté de la rue. Ils semblaient en conversation animée quand, devant l’entrée de l’immeuble, Stankowski débarrassa sa femme d’un sac à provisions bourré à craquer et pénétra dans le vestibule tandis qu’elle traversait la rue d’un pas décidé.

Elle se dirigeait tout droit sur lui. Il baissa la tête et se détourna. Alors qu’il prenait son élan pour se diriger le plus vite possible vers les monceaux de déblais, il fut brutalement tiré en arrière.

« Présentez-moi vos papiers d’aryen — m’avez tout l’air d’un de ces salopards de juif ! »

Une main large et lourde s’était abattue sur son épaule et il se retrouva violemment plaqué contre une poitrine vêtue de brun. Des bras puissants lui bloquèrent les avant-bras, puis on le repoussa tout aussi brusquement et il distingua le visage massif de son agresseur au moment même où la femme de Stankowski passait à quelques mètres derrière l’homme en uniforme. Les yeux baissés, elle ne semblait pas l’avoir remarqué.

« Allons, approche encore, montre-moi. »

Il fut de nouveau fougueusement houspillé.

« T’as vraiment une sale gueule, vieux. On ne te donne donc rien de bon à bouffer chez toi ? »

Atze Kulke. Atze, son vieux copain de Wilmersdorf ! Le moment était vraiment bien choisi. La dernière fois qu’il l’avait rencontré, ce devait être à une course d’automobiles sur l’Avus, en 1933 ou 34. Il était en compagnie de Lotti. Profondément outrée par ce type « mal embouché », elle s’était étonnée qu’il pût connaître de pareils oiseaux. Et pourtant, Atze était issu d’un milieu plus aisé que le sien : son père était propriétaire d’une grande entreprise de chaudronnerie. Fer-Kulke était connu dans tout le quartier pour sa générosité. Il conduisait une énorme Mercedes noire et était le seul habitant de la rue à être propriétaire de l’immeuble où il logeait. En outre, Atze, contrairement à lui et à ses frères, avait fréquenté les écoles et avait même passé son bac. Mais Arthur Kulke n’aurait pas été surnommé Atze s’il n’avait été qu’un banal fort en thème. Dès son plus jeune âge, Atze était un bagarreur ; il était de toutes les rixes et ne reculait devant aucun coup tordu.

On pouvait donc lui faire confiance, il ne trahirait personne, et surtout pas un vieux copain de jeu du quartier. Il n’y avait aucune crainte à avoir, même si Atze se dressait là, devant lui, sanglé dans son uniforme de SA tel Horst Wessel en personne. Il avait adhéré au parti très tôt, comme ça, par bravade, comme il s’en justifia à l’époque, juste pour faire râler son vieux conservateur de père. Atze Kulke était un original et le resterait certainement toute sa vie.