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L’étreinte se relâchait peu à peu.

— Et comment se porte toute la petite famille ? Tout le monde va encore bien ?

Atze n’avait donc aucune idée de ce qui lui était arrivé.

— Tout va pour le mieux. Les copains vont bien, je vais bien, ma famille va bien, le magasin marche au mieux, je ne peux pas me plaindre.

— T’as pourtant pas bonne mine, vieux ! Et cette coupe de cheveux, on dirait que tu sors d’un camp !

Haas eut le souffle coupé.

— Euh, des poux. C’est Dietrich qui les a ramenés de Russie à sa dernière permission.

L’étreinte de fer le libéra enfin totalement.

— On ne devrait pas leur accorder de permission, à nos soldats, ils devraient rester au front, pour combattre.

— Ah ! oui, comme toi ? Héros du front de l’arrière ?

Atze éclata de rire et lui tapa si violemment dans le dos qu’il en toussa.

— Tu l’as dit, vieux. Fer-Kulke est sur la liste des entreprises indispensables à l’effort de guerre et on produit jour et nuit pour la victoire finale. Nous nous sommes bougrement agrandis ces dernières années, tu sais, la boîte fourmille de ces bâtards d’étrangers, relégués ou volontaires, et de quelques Teutons rabougris, tous des travailleurs forcés, tu comprends, mais il y en a quand même quelques-uns de bien. Mon vieux s’est mis à la retraite, il ne voulait absolument pas faire d’affaires avec « mes » nazis, et maintenant, c’est moi qui fait tourner la boutique.

— Je vois bien.

Haas leva les yeux sur son vieux copain qui le dépassait d’une demi-tête. Il avait grossi, portait la casquette à visière brune avec jugulaire et, par-dessus l’uniforme, un manteau vert-de-gris caoutchouté.

— Tu m’amuses, vieux. Tu sais, il faut vraiment se battre pour survivre, économiquement parlant, j’entends. Tiens, là, je suis en déplacement d’affaires, parce qu’il faut que je me procure quelque chose de toute urgence — tu comprends ? — , que je bidouille quelque chose…

Atze se pencha vers lui et baissa la voix :

— Putain de goulots d’étranglement, il manque toujours quelque chose. Ou les lignes de communication sont interrompues, ou le matériel n’est pas livré à temps, soit que les trains ou les rails soient foutus ou encombrés, soit qu’on ne puisse pas produire parce que les usines ont été rasées par les bombardements. Écoute, vieux, entre nous, cette histoire de victoire finale risque de durer encore un peu, ne crois surtout pas tout ce que raconte Himmler ou le nabot, ou ce gros lard de commandant en chef de la Luftwaffe, mais…

A grands vrombissements de moteurs, une importante colonne de véhicules militaires déboucha sur la place et il eut du mal à entendre la suite.

— Comment ?

— Je disais que j’ai mon arme miracle personnelle.

Atze regarda autour de lui et fit signe d’approcher à un individu frêle d’apparence qui se tenait non loin de là et semblait l’attendre.

— Tiens, je te présente Serge, un travailleur étranger français. Un génie de l’organisation, je te dis, il te dégote tout ce que tu lui demandes, il connaît tout le monde dans cette ville.

Le Français approcha, souleva un semblant de béret basque et salua Haas d’un geste muet. Quand celui-ci en fit de même, le petit Français avait déjà reculé de trois pas.

— C’est bien légal, tout ça ? murmura Haas.

— Bah, rien à foutre. Je donne de l’argent au mangeur de grenouilles et il me procure ce dont j’ai besoin. Il est tout de même vital, non, que les chiffres de production soient conformes aux attentes, et mes picaillons aussi, bien sûr. Je me fous de savoir comment il fait et où il va dénicher tout ça. Tu te rappelles, celle qui avait les grosses loloches, Ische, comment elle s’appelait déjà ?

— Magda Sedermann.

— Oui, exactement, comme cette face de rat crevé du Reich…

— Non, celle-la, c’est Kristina Söderbaum, l’actrice.

— Aucune importance — la Magda aux gros nénés donc, tu te rappelles ce que je te disais toujours : « Si c’est pas toi qui la baises, ce sera un autre ! »

Atze hurla de rire à ce souvenir.

— Eh bien, aujourd’hui, sur le front du travail, c’est pareil. Je te le dis, moi, tous ces porcs sont corrompus jusqu’au trognon, cela dit, note bien, on n’a jamais gagné autant d’argent qu’aujourd’hui. Je pourrais t’en raconter de belles, que ta cervelle d’épicemar en pâlirait de jalousie.

— Prends bien garde à toi, Atze, sinon, un de ces quatre, c’est tes propres camarades de parti qui risquent de venir t’arrêter.

— Tu rigoles, vieux ! Pas moi.

Atze cligna de l’œil et le regarda en ricanant.

— Allez, vas-y, dis-moi qui je suis. Tu te rappelles, non ?

C’était le vieux jeu de leur enfance, qu’ils se resservaient à la moindre occasion.

— T’es Atze Kulke, le Siegfried de Wilmersdorf.

— Exaaactement ! Par le sang du dragon, trempé comme l’acier contre les coups du Reich et du Front rouge !

Les yeux d’Atze brillèrent de joie.

— Et toi, t’es le nain Alberich, le heaume de Wilmersdorf qui rend invisible.

Il lui claqua de nouveau la main dans le dos, si fort qu’il manqua perdre l’équilibre. On l’avait affublé de ce nom de guerre parce qu’il ne s’était pas montré à l’une des bagarres dans le quartier voisin. En fait, il s’était éclipsé parce que les autres étaient plus nombreux et qu’il n’avait pas envie de se récolter un nez en sang. Mais Atze avait dit que Siegfried savait pourquoi on ne l’avait pas vu : il s’appelait Alberich et avait combattu revêtu du heaume.

— Prends garde à toi, Atze, que tu ne rencontres pas ton Hagen une deuxième fois — pense à Staline Pardey…

Atze fit comme s’il n’avait pas entendu l’allusion. Il lui mit la main sur l’épaule et dit :

— Ah ! dis donc, vieux ! quelle époque insouciante. Toi et tes frères, le Georg Kowalski, Picke Helmstedt… Regarde autour de toi, la connerie est insondable, et ils nous détruisent notre ville, tout le pays.

— Oui, ils viennent presque toutes les nuits maintenant, de jour même.

— C’est pas aux tommies que je pensais…

Le visage d’Atze était redevenu sérieux. Il regarda Haas quelques instants, sans ajouter un mot. Quelques voitures klaxonnèrent en passant : son corps s’agita comme sous le coup d’une secousse électrique, mais quand il baissa le bras il avait de nouveau ce ricanement rusé au fond des yeux.

— Au fait, ton Staline Pardey, je l’ai embauché comme contremaître dans ma chaudronnerie.

Les bagarres entre Josef Pardey et Atze étaient légendaires. Josef, le fils d’un communiste bien connu et chef de section au Front rouge à la fin des années vingt, était le seul dans tout le quartier à être aussi casse-cou qu’Atze. Lui aussi avait été trempé dans le sang du dragon. Il ne se laissait jamais intimider et quand les nazis l’insultaient, il savait rendre les coups avec brutalité.

— Tu as embauché Pardey ? Mais, il était rouge comme pas deux !

— Il l’est encore aujourd’hui.

— Ben, tu vois bien.

— Oui, mais, excepté lui et moi, personne ne le sait.

Tout son visage s’illumina d’un large sourire.

— Et en plus, pas plus maintenant qu’alors il n’accepte que je lui dise quoi que ce soit. Des fois, je me dis qu’on va se remettre à se taper dessus, mais je me retiens, cette crapule de coco est mon meilleur ouvrier ; c’est aussi le seul que je laisse me tutoyer au boulot.