Haas entendit un raclement de gorge et vit le Français, qu’il avait déjà complètement oublié, tapoter impatiemment son poignet avec l’index en haussant les épaules.
— Oui, oui, Serge, je sais, faut qu’on y aille.
Atze lui broya de nouveau le bras.
— C’est épatant qu’on se soit revus tous les deux, vieux. Malheureusement, faut que je file. Salue les permissionnaires pour moi.
Il lui serra vigoureusement le bras, se dirigea vers le Français, mais fit brusquement demi-tour.
— Ah ! avant que j’oublie, vieux, et avant que t’aies plus que la peau sur les os… si tu as besoin de quelque chose, parles-en à Serge, il te le dégotera… quelque chose à bouffer, un truc chic pour ta femme, tu sais bien, tout ce genre de choses qu’on ne trouve quasiment plus.
Atze se tourna vers le Français.
— Tu vois ce mec, Serge, c’est un pote à moi, le heaume qui rend invisible de Wilmersdorf. Si un jour il vient te trouver, tu l’aideras. Comment s’appelle ce troquet où tu trames toujours ?
— Olympia-Schenke.
Le Français parlait avec un fort accent.
— Voilà, vieux, maintenant tu sais tout et quand tu auras besoin d’un nouveau coiffeur…
19
— Vous arrivez du front, dit le fonctionnaire du bureau du procureur de la cour d’appel. Deux, trois ans, c’est un bail ! Bien des choses ont changé ici. Et pas seulement dehors, avec ces bombardements de plus en plus conséquents. Au sein même de notre communauté nationale. Le désordre s’est répandu partout. On a perdu toute notion de justice, tout bonnement. La communauté patriotique du peuple a adopté des mœurs de sauvage.
Le petit homme maigre baissa de nouveau les yeux sur ses dossiers. Il se gratta le crâne, dérangeant ses cheveux clairsemés.
— C’est comme je vous le dis, sauf votre respect, vous ne pouvez tout bonnement pas imaginer combien tout a changé ces dernières années.
Kälterer était assis en face de lui, de l’autre côté du bureau, et se tapotait le genou avec sa casquette à visière.
— Mais, comme je vous l’ai dit, vu l’état actuel de votre dossier, votre affaire pourrait concerner beaucoup de monde.
Le fonctionnaire se pencha en avant, si loin que son veston gris bâilla sur son sous-main.
— Entre nous, par les temps qui courent, tout le monde aimerait avoir une affaire politique à se mettre sous la dent. Mais vous pouvez me croire, la majorité des affaires criminelles avec coups ayant entraîné la mort sont tout bonnement de vils crimes crapuleux. Les gens volent tout ce qui n’est pas solidement attaché. Et quand on est pris sur le fait, on commence par crier, puis on donne des coups, et finalement on se saisit d’une arme contondante. Et il est alors tout à fait probable que l’un ou l’autre doive y rester. Quoique, d’après ce que vous m’en avez dit, votre affaire, il s’adossa de nouveau, ressemble fort à un crime crapuleux avec préméditation. Ce qui peut arriver aussi. La majorité des gens ne connaissent plus aucune limite. Ils volent tout ce qui leur tombe sous la main. Tout ce qui est rare : du linge, de la nourriture, des chaussures, du schnaps, des cigarettes, enfin tout, quoi… Vous savez, nous avons un vrai marché noir à Berlin, comme après la guerre de 14, tout bonnement. On y vend de tout, de la viande, de la graisse, du café, toutes sortes de denrées rares, quoi. Et dans des proportions ! Je peux vous l’assurer, d’ici on ne voit que la pointe de l’iceberg. Même la peine de mort n’a plus aucun effet dissuasif de nos jours. Tenez, par exemple, nous sommes justement en train d’installer deux tribunaux supplémentaires rien que pour les flagrants délits.
Si le marché noir touchait des marchandises aussi vitales pour la population, il était effectivement certain qu’on n’avait plus beaucoup confiance en l’État et le gouvernement. Le IIIe Reich n’était pas seulement en crise sur les fronts, il s’effritait aussi peu à peu à l’intérieur. Ein Volk, ein Reich, ein Führer, « un peuple, un empire, un guide » — la sainte trinité s’acheminait lentement vers sa fin. Le système avait trop tiré sur la corde et on en était arrivé au point de rupture.
— Ces derniers temps, il y a tellement de vulgaires criminels ! Des hordes de jeunes voleurs pillent des magasins d’alimentation, des cabanes de jardin, des abris antiaériens et des appartements privés. Vous savez que pendant les raids, il est interdit de fermer les appartements à clé. À cause des risques d’incendie.
L’homme haussa les épaules.
— Évidemment, ajouta-t-il, c’est un gros inconvénient, ça attire les voleurs.
Kälterer ne s’était jamais posé la question. Il acquiesça.
— Et parmi ces jeunes, y en a-t-il qui soient politisés ?
— Mais pensez-vous ! Il leur arrive bien de se battre, même avec les Jeunesses hitlériennes, mais ce sont des asociaux, tout bonnement. Des bandes de voyous, sans arrière-pensées politiques. Quoique, à Cologne, ils aient tué un Gruppenführer local ; ils s’appelaient les « Pirates de l’Edelweiss ». Mais pour ce qui concerne votre affaire, j’excluerais cette hypothèse. Enfin, pour autant que de nos jours on puisse encore exclure quelque hypothèse que ce soit.
Le fonctionnaire réfléchit.
— Ça aurait aussi bien pu être un travailleur étranger.
— Comment ça, un travailleur étranger ? Ils ne sont pas tous sous contrôle administratif ? Ils ne sont donc pas parqués dans des casernes ?
Le fonctionnaire se pencha de nouveau en avant et pinça les lèvres, piqué.
— Essayez donc de contrôler environ dix millions d’étrangers en Allemagne ! D’ailleurs, soit dit en passant, est-ce que cela répond bien à la volonté du Führer, d’avoir autant d’étrangers dans le pays ?
Il secoua la tête avec véhémence.
— Ecoutez, reprit-il, mon coiffeur est roumain. Dans toutes les brasseries où vous mettez les pieds, le serveur a un accent différent et le liftier du plus minable ascenseur est un métèque. Et je ne parle pas des légions d’étrangers employés dans l’industrie. Qu’on ne me raconte pas d’histoires, on ne peut tout bonnement pas surveiller tout ça. On n’arrive même pas à contrôler efficacement les prisonniers de guerre, c’est vous dire… N’importe quelle sentinelle ferme les yeux pour une Camel de la Croix-Rouge. Passons aux gares. On y bazarde le contenu des colis de cette même Croix-Rouge. Margarine, sardines, chocolat, chicorée, toutes denrées recherchées qui, vu leur importante valeur d’échange, vont se négocier âprement ensuite. Et nos bons camarades de la communauté du peuple allemand y font la queue, il faut voir ! Les gares sont devenues de véritables plaques tournantes du recel, et les postes aussi, à cause des colis. On y fait de sacrés profits. Et ces cliques d’étrangers sont très bien placées dans ce commerce. Je vous le dis : un jour, il faudra prendre des mesures énergiques contre ce fléau. Mais ils se sentent bien chez nous, à traîner toute la journée chez Aschinger ou à la Münzklause. Et le pire, c’est que des femmes allemandes leur font des avances, et tout ça pendant que leurs maris sont au front ; et quelquefois, elles font même cadeau de leur vertu en échange de quelques cigarettes. C’est sordide, non ? Et je vous le dis, à l’Alexanderplatz, on se croirait tout bonnement chez les trafiquants à Jérusalem. Un Allemand correct n’ose même plus y mettre les pieds. Nos permissionnaires ne trouvent plus de place au cinéma parce que les étrangers y prennent leurs aises. Tenez, prenez donc le tramway la nuit, on n’y entend plus que du sabir. Nos compatriotes camarades du peuple qui sont restés corrects commencent à peine à se plaindre un peu de cette situation, tous nos services le constatent. Mais, je l’ai dit, c’est une minorité, les autres se sont résignés et se tiennent cois. Dans les rues, c’est la racaille qui tient le haut du pavé.