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Il lui sourit franchement :

— J’aurais aimé vous inviter à dîner ce soir. Disons, pour fêter notre collaboration. Accepterez-vous ?

Elle le regarda, sembla réfléchir. Il remarqua qu’elle portait des chaussettes blanches dans de solides chaussures.

— Je pensais à l’Esplanade. Elle existe toujours, non ? Ou préféreriez-vous un autre jour ?

Elle secoua la tête.

— Non, non, j’accepte volontiers votre invitation. Je me demandais seulement… j’aurais aimé me changer avant. D’un autre côté, il faudrait y aller maintenant, si nous voulons qu’on nous serve encore quelque chose de convenable… Oh ! et puis, peu importe, il faut faire la fête sans trop se poser de questions. Vous avez certainement vos tickets sur vous. Sans tickets, on ne trouve plus grand-chose.

Il n’aurait jamais pensé qu’elle puisse parler autant et si vite, et qu’une sortie au restaurant à Berlin en 1944 soit si compliquée. Il y avait à peine trois mois qu’à Lyon, ou à Besançon, il avait pu manger toutes sortes de plats, sans tickets de rationnement, peu importait avec qui et à quelle heure du soir.

— Tentons notre chance, alors.

Il l’aida à enfiler son manteau. Elle lui adressa un sourire qui l’irrita. Ce mouvement de la tête quand il arrangea son col, ces yeux bleu-clair rieurs, qu’il avait d’ailleurs l’occasion de contempler de si près pour la première fois, cette fossette au menton et ces petites rides qui donnaient tant de chaleur à ce sourire : Inge Gerling n’était pas cette statue impassible, Inge Gerling était une femme pleine de vie, une belle femme.

21

Allongé sur le dos, il soufflait la fumée de sa cigarette vers le plafond. On entendait un cliquetis de vaisselle qui parvenait de la cuisine. Il reconnut le chuintement d’une plaque électrique sur laquelle Inge Gerling venait de poser une bouilloire au fond humide.

Ils étaient tout de suite passés aux choses sérieuses. On ne savait jamais ce qui pouvait arriver au prochain bombardement, avait-elle prétendu.

Deux corps qui ne se connaissaient pas, qui se cherchaient prudemment et qui très vite se cramponnèrent l’un à l’autre avec fougue, cherchant un bref moment d’oubli. Un événement intense, vécu à Berlin même, au front, car il n’y avait plus d’arrière. Il fallait jouir de chaque minute, vite, avant le retour de la réalité et de ses sirènes d’alarme, de ses déflagrations. Cruel quotidien, réalité désespérante, conscience de la vanité de toute fuite.

Ils étaient naturellement arrivés trop tard à l’Esplanade. On ne leur proposa plus qu’un seul plat : des roulades de viande avec des pommes de terre. Et inutile de prétendre graisser la patte au serveur, ni même de lui coller son sauf-conduit sous le nez.

— Désolé, Herr Sturmbannführer, je ne peux malheureusement rien pour vous, nous n’avons vraiment plus rien d’autre.

Kälterer sentit la peur dans la voix chevrotante de l’homme. Il remarqua en revanche que cette réponse suscitait un murmure de satisfaction non déguisée aux tables voisines. Il pensa un instant les faire arrêter tous. Une petite intimidation qui ferait son effet. Mais au bout du compte, que pouvaient-ils encore respecter, tous ces gens, quand une bombe pouvait les ensevelir à tout instant ? La sirène d’alerte antiaérienne ne se fit pas longtemps attendre. Ils se réfugièrent dans la cave, armés d’une bouteille de mousseux. Quand les escadrilles eurent disparu, leur repas était froid. Elle l’avait invité à venir chez elle, ils étaient partis sur-le-champ. En route, Kruschke s’était encore procuré du mousseux et les avait déposés à Schöneberg.

Elle vivait seule dans un deux pièces. Ses deux enfants avaient été évacués en Silésie par le Service de placement des enfants à la campagne.

— Tu préfères ton café noir ou sucré ? cria-t-elle depuis la cuisine.

— De préférence avec quelques gouttes de cognac, si tu en as.

Elle déposa le plateau sur la table de chevet. L’odeur de café frais lui chatouilla les narines. Elle versa de l’alcool dans sa tasse.

— Comment fais-tu pour avoir du café en grains, quand j’échoue face à un serveur de restaurant ? demanda-t-il en plaisantant.

— Ration spéciale, répondit-elle avec sérieux.

Il n’avait pas l’intention d’approfondir. Il avait été absent trop longtemps.

— Tu devrais reprendre tes enfants à Berlin ou les envoyer dans une région plus à l’ouest.

Elle le regarda, incrédule.

— Je veux dire que notre contre-offensive partira vraisemblablement de la Silésie, et que ça risque d’être très violent. Ce n’est pas l’endroit rêvé pour des enfants. Il faut que rien ne change, là-bas, pour que les Russes ne se doutent pas de nos préparatifs. C’est pour ça qu’on ne peut pas faire rentrer tous les enfants. Ça serait trop voyant. L’ennemi écoute. Mais à toi, je peux te confier ça, tu es des nôtres.

Il ne fallait pas qu’il devienne imprudent. En réalité, il ne savait pas grand-chose sur Inge Gerling.

— Tu as peut-être raison.

Elle s’allongea à côté de lui et l’embrassa sur le front, tout en se pinçant une mèche de cheveux derrière l’oreille d’un geste exercé de la main. Elle promena lentement sa langue chaude jusqu’à son cou, y suçant les lèvres d’une cicatrice comme pour y pénétrer.

— Qu’est-ce que tu as là ?

— Blessure de guerre.

— Un éclat d’obus ?

Il tourna la tête.

— Blessure de guerre. Qu’est-ce que tu veux de plus ?

Il remarqua tout de suite que sa réponse avait été trop brutale. Elle le regarda un moment, irritée, puis demanda comme si de rien n’était :

— Que veux-tu manger ? Tu dois avoir une faim de loup.

Elle lui pinça la peau du ventre, se leva d’un bond, enfila une combinaison et disparut dans la cuisine.

— Ce que tu as, lui cria-t-il, je mange de tout, de préférence des rations spéciales.

Elle aimait manifestement ce genre d’humour. Elle se démenait de nouveau dans la cuisine. Il entendait des tiroirs s’ouvrir et se fermer énergiquement, une poêle que l’on déposait sur la plaque, des bruits de vaisselle, puis sa voix claire :

— Il me reste encore quelques conserves de goulasch ; tu veux que je nous les réchauffe ?

Des conserves, encore des conserves. Gleiwitz, Franz Honiok, des corps chloroformés, lourds, un plancher qui craque, comme un bruit de sacs qu’on laisse tomber sur le sol, Merit. Sa voix, ses boucles douces au toucher. Si elle ne l’avait pas flanqué à la porte, il ne serait pas là. Il n’avait pourtant pas choisi de vivre à cette époque.

Inge Gerling passa en souriant la tête par l’entrebâillement de la porte.

— Tu viens, ou tu veux dîner au lit ?

Il se leva, enfila un pantalon et fit claquer ses bretelles sur sa flanelle.

Curieux, tout avait commencé en civil et tout se terminerait en civil. Il s’assit à la table de cuisine et contempla son assiette où fumaient la viande et les macaronis. Inge Gerling avait revêtu une robe de chambre bleue.

Il y avait de la place pour quatre à table. Si le mari d’Inge n’était pas mort à la guerre et s’ils vivaient toujours ensemble, le troisième enfant serait sans doute pour bientôt, et l’heureuse famille devrait se décider pour une table plus grande, ronde ou rectangulaire, avec rallonges. Avec Merit, ça n’avait pas marché. Ils n’avaient pas eu d’enfants. Les rares permissions, et puis, très vite, cette fin brutale.

— Tu es bien silencieux. Tu regrettes d’être là ?

— Non, je pense à cette affaire.

Il s’efforça de faire bonne figure.

Elle versa du mousseux.