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— Du goulasch avec du mousseux, ça ne m’est encore jamais arrivé, dit-elle en riant.

— Oui, la guerre rend inventif.

Il vida son verre d’un trait et le lui tendit. Elle le remplit.

— Tu restes ici cette nuit ?

Il hésita.

— Non, pas aujourd’hui, j’ai quelques bricoles à régler demain depuis l’hôtel, sinon je vais encore oublier. Il est déjà tard. Il vaut mieux que j’y aille.

Contrairement à ce qu’il avait cru, elle ne se plaignit pas. Elle le regarda s’habiller et l’accompagna à la porte. Il l’embrassa sur la bouche. Elle lui passa les bras autour du cou et se serra contre lui.

— À bientôt.

Il se libéra doucement de son étreinte et lui prit les mains.

— Et on ne se verra pas uniquement pendant la journée, au bureau.

Il descendit l’escalier. Quand, arrivé au palier suivant, il se retourna, elle avait déjà refermé sa porte.

22

Il l’avait suivie jusqu’à cette petite église de Charlottenburg. Elle était donc encore debout. Avant la guerre déjà, le dimanche, Merit y avait été organiste. Il pénétra dans la pénombre de l’édifice cinq minutes après elle, prit place derrière un pilier pour qu’elle ne le découvre pas si par hasard elle jetait un œil dans la nef. Mais il n’y avait rien à craindre : quand Merit jouait, elle ne pensait qu’à son jeu.

Il s’était garé devant chez elle vers dix heures, sans but précis. Au même moment, elle franchissait sa porte. Elle n’avait pas fait attention à lui, n’avait pas remarqué cette grosse cylindrée, ne s’était pas retournée en marchant vers le métro. Elle ne l’avait pas repéré non plus sur le quai. Il n’avait pas eu beaucoup de mal à la suivre. Quand elle avait une idée en tête, elle ne prêtait pas attention aux autres, ne se laissait pas aller à bavarder avec des voisins, ne se laissait jamais détourner de sa route, allait droit au but, méticuleuse. Il l’aimait pour ces qualités, mais c’est aussi à cause d’elles qu’elle s’était détournée de lui. Il avait été étonné qu’elle sache quelque chose au sujet des Juifs. Ce n’était pas son genre de prêter foi à des on-dit, de croire aux rumeurs.

Elle jouait Ô tête sanglante et couverte de blessures. Avec lenteur et solennité. Puis elle passa sans transition à une pièce de Bach, se trompa, reprit plusieurs fois un passage difficile.

Ce damné cureton avait dû lui mettre ça dans le crâne. Il était peut-être au courant de ce qui se passait à l’Est, il avait certainement des contacts avec des réseaux terroristes. Il faudrait liquider tout ça, mais dans ce cas il n’aurait plus aucune chance avec Merit. Il voulait quitter la maison du Seigneur avant elle, mais demeurait assis, écoutant les puissants accords qu’elle tirait de l’orgue. Quand la lourde porte de l’église se referma enfin derrière lui, sa colère envers le curé était tombée aussi vite qu’apparue.

Il se dirigea vers la Kantstrasse pour reprendre sa voiture. Tôt le matin, avant même de se rendre devant chez Merit, il était allé Sophienstrasse sans Kruschke. La rue n’était pas loin de son hôtel. Seuls deux immeubles avaient été entièrement rasés et il put ainsi facilement identifier celui qu’il cherchait. Excepté un tas de gravats, des tuiles cassées, des poutres fendues et un reste de mur calciné qui montait en partie jusqu’à la corniche du premier étage, il ne restait plus grand chose du numéro 8. Sur la partie de mur restée debout, on pouvait lire, écrites à la craie blanche, les informations habituelles destinées aux parents des victimes.

La Sophienstrasse était une des vieilles rues de Berlin. La plupart des immeubles de trois à quatre étages avaient été construits au milieu du XIXe siècle avec beaucoup de torchis et de bois et étaient donc très inflammables. Les habitants avaient eu de la chance de s’en être sortis sans plus de dégâts.

Derrière le monceau de ruines et ce qu’il restait de la façade soufflée par l’explosion, on devinait encore des bâtiments au fond de l’arrière-cour. Des entrepôts et des ateliers éventrés, les restes d’une cantine. De grands pans de murs pendaient à des tiges de fer à béton tordues, comme des rideaux à des chicots de façades.

Une vieille femme qui ramassait des morceaux de bois parmi les décombres leva la tête quand elle l’entendit marcher sur les éboulis.

— Vous avez perdu un parent ici ? questionna-t-elle.

— Non, je voulais rendre visite à un vieil ami, Egon, Egon Karasek.

— Ah ! Herr Karasek ! Il n’est pas mort, mais Dieu sait où il habite maintenant. Quel malheur ! Quel malheur !

— Oui, quel malheur. (Il hocha la tête.) Mais l’essentiel, c’est de s’en tirer sain et sauf.

La femme approuva avec empressement.

— Oui, mais Karasek a été touché plus durement. Tout ça lui appartenait. Le pauvre, il a tout perdu. L’appartement, la maison ; et regardez-moi ce qu’il reste des ateliers. Inutilisable. Décidément, il a tout perdu.

— Comment ça ? Les bâtiments de la cour lui appartenaient aussi ?

Elle frotta l’index contre le pouce comme pour compter une liasse de billets de banque.

— A votre avis, il encaissait combien par mois ? Assez, de toute façon, parce qu’il y a tout un niveau qu’il ne louait pas. Il s’en servait uniquement pour entreposer des vieux meubles. Il avait les moyens, Karasek.

— Il avait un dépôt ?

— Oui. On peut difficilement s’en rendre compte maintenant, avec tous ces décombres devant.

Elle saisit son panier à commissions rempli de morceaux de bois et se dirigea vers la rue.

— Quel malheur, oui, quel malheur que tout ça ! grommela-t-elle encore en secouant la tête.

Il s’aventura prudemment sur le tas d’éboulis, espérant qu’il ne s’effondrerait pas sous lui en le précipitant dans les caves. À peine avait-il fait quelques pas que les pierres commencèrent à rouler sous ses pieds. Il eut tout juste le temps de se rattraper à une poutre et reprit son escalade.

La façade du bâtiment arrière était encore debout jusqu’au premier étage. Seule la porte avait été soufflée de ses gonds. Il pénétra dans une première salle, puis une deuxième, où les ramasseurs de bois n’avaient apparemment pas osé pénétrer à cause des risques d’effondrement. Le sol était jonché de ressorts de fauteuils capitonnés brûlés, de pieds de chaises roussis, de tables de travail en métal tordu, de portes d’armoires de salle à manger arrachées, d’éclats de verre. Aux restes calcinés, on devinait qu’il s’était sans doute agi de meubles de style de valeur.

Kälterer se tapota les mains pour en chasser la poussière et se dirigea vers le local suivant. Ici aussi, il piétinait du verre qui crissait sous ses semelles, du verre de vieilles bouteilles cassées qui gisaient entre des bouchons de paille, de la sciure et des morceaux de caisses d’emballage en bois. Il trébucha sur l’une d’entre elles. Il s’en dégageait encore une pénétrante odeur d’alcool, et plus loin il découvrit des tessons de bouteilles de cognac avec des restes d’étiquettes en français. Deux autres caisses avaient contenu la même chose. De la marchandise de contrebande, très chère, mais rendue inutilisable. Karasek, l’agent immobilier, se livrait au trafic sur une grande échelle.

Les autres pièces étaient vides. Il fut soulagé quand il découvrit un passage qui le mena dans la Gipsstrasse : il n’aurait pas voulu exposer son beau costume une seconde fois.

Après cette visite, il s’était rendu au cadastre pour avoir une idée précise de la propriété. Dans un vieux bureau qui sentait le renfermé, un fonctionnaire ennuyé voulut d’abord le refouler. Il lui exhiba ses papiers, y ajouta une bonne engueulade, et l’homme se mit à trotter. Tout s’était merveilleusement déroulé ensuite, et les renseignements obtenus confirmaient les dires de la vieille. Egon Karasek était bien l’unique propriétaire de l’immeuble du 8 de la Sophienstrasse, y compris les quatre cents mètres carrés de bâtiments de l’arrière-cour.