Il était immédiatement rentré à l’hôtel, avait appelé Inge Gerling pour lui demander de se procurer les baux et les documents concernant les biens immobiliers de la succession de Karasek qui devaient se trouver chez le procureur. Certain de ne pouvoir les consulter avant le lendemain, il s’était ensuite rendu Kantstrasse pour épier Merit.
Il avait ensuite regagné l’hôtel pour manger un morceau. Au comptoir de la salle à manger, il commanda une canette de bière et un verre et prit place à une table libre. Un enseigne de la Luftwaffe jouait une chanson triste au piano. On lui fit comprendre qu’il fallait enchaîner sur quelque chose de plus entraînant. Il attaqua une polka.
Merit avait toujours préféré les mélodies plus mélancoliques. Ce soir de novembre 1942, alors qu’il arrivait à leur appartement pour quelques jours de permission spéciale sans avoir pu s’annoncer, il avait entendu à travers la porte l’air triste qu’elle jouait dans la salle de séjour. Il se rappela la surprise sur son visage, le baiser furtif sur la joue, et la question plutôt distraite :
— Tu as déjà mangé quelque chose ?
Suivie de la sèche information :
— Excuse-moi, il faut encore que je fasse quelques exercices.
Il s’était étonné, puis l’avait longtemps écoutée jouer, assis dans un des deux fauteuils qu’ils avaient choisis ensemble après leur mariage. Il avait fini par se lever pour lui passer les bras autour du cou. Elle avait bondi du tabouret, s’était immédiatement détachée de lui et l’avait regardé fixement dans les yeux.
Et la dispute commença.
— Qu’est-ce que tu fais à l’Est, Hans ?
— Tu le sais bien, je fais mon devoir, c’est la guerre.
Merit perdait rarement son calme. Elle continua à poser tranquillement ses questions :
— Et en quoi consiste-t-il, ton devoir ?
— J’assure l’ordre à l’arrière de nos troupes. Il y a souvent des attentats contre nos bases, des bandes armées prennent d’assaut les trains de renforts et de ravitaillement ou commettent d’ignobles assassinats sur nos hommes dans les cinémas ou les théâtres….
— Ou au bordel.
— Oui, au bordel aussi.
Il était en colère, mais soulagé. Il pensait encore pouvoir maîtriser cet échange.
— C’est à cela que tu veux en venir ? Tu es jalouse ? Tu sais très bien que je t’aime.
— Il n’est pas question de ça.
— Alors qu’est-ce que tu veux, Merit ? Pourquoi m’accueilles-tu comme si j’étais un étranger ?
Il s’était dit que le moment était venu de passer à l’offensive, de lui ôter de son assurance pour que la soirée ne soit pas entièrement gâchée.
— Tu t’es déjà posé la question de savoir pourquoi ils font ça ? avait-elle repris calmement.
— Qui ça, « ils » ?
— Qui ? Les partisans, mon Dieu !
Un bref éclat de colère qui l’effraya, car d’ordinaire Merit ne perdait jamais son sang-froid.
— Je fais mon travail, Merit. Que nous importent les partisans ! Pendant ces quelques heures que nous allons passer ensemble, ne nous querellons pas à propos de mon travail.
Il sentait que sa voix tremblait. Il s’était rapproché d’elle, mais elle l’avait évité.
— Pourquoi font-ils cela, Hans ?
— Eh bien, ils nous combattent parce que nous leur faisons la guerre, mais ils ne se battent pas honorablement, ils ne respectent pas les conventions de La Haye.
— Ils se battent contre les règles ? Allons donc, Hans, ce n’est pas un jeu. Qu’est-ce qu’on est allé faire là-bas ? Qu’est-ce que vous y faites ?
— Nous défendons l’Europe contre le bolchevisme. Nous défendons nos femmes et nos enfants. Notre patrie.
Des phrases convenues auxquelles il se raccrocha.
— Et pour ça, il a fallu marcher sur Moscou ?
— Merit, ne parle pas de choses que tu ne comprends pas. Tu n’as aucune idée de la politique ni de la stratégie militaire.
— Peut-être, mais je n’ai pas besoin que tu me défendes à Stalingrad ou ailleurs, sur vos arrières, en aidant à tuer des femmes, des enfants et des vieillards.
— Qui t’a mis ça dans le crâne ?
Elle avait dû entendre ça dans cette maudite église.
— Personne ne m’a bourré le crâne !
Merit s’emporta. Il ne l’avait jamais vue dans cet état.
— On entend même parler jusqu’ici de ce qui se passe là-bas, à l’Est.
— Tout ça, c’est des rumeurs, de la propagande ennemie.
Il avait la bouche empâtée, avait du mal à articuler.
— Tu n’y crois pas toi-même.
Merit ne semblait pas remarquer combien cette dispute le remuait.
— Je l’ai entendu, entendu de mes propres oreilles. Pendant une de ses permissions, un jeune soldat de notre paroisse a parlé de ce qu’il a vécu au front, d’incendies volontaires de maisons, de meurtres quotidiens, y compris de femmes et d’enfants.
— D’accord, il y a des exceptions, et c’est navrant. Des soldats que la guerre rend brutaux et qui dépassent la mesure, mais il y a les autres aussi, ceux à qui toute injustice fait de la peine.
— Tu veux dire par là que le meurtre d’enfants se justifie ?
Elle le fixait de ses yeux brun foncé.
Il essaya une fois encore de clarifier son point de vue, de changer de conversation.
— Non, bien sûr que non. Mais tu l’as dit toi-même, ce n’est pas un jeu, c’est la guerre, et les règles sont différentes, plus brutales, c’est nous ou eux.
Il perdit son sang-froid, éleva la voix :
— On ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs ! Quand des gamins nous tirent dessus, il faut bien qu’on leur rende la monnaie. Crois-tu qu’une mère allemande nous pardonnerait de ne pas punir ceux qui ont ses fils sur la conscience ? Quel que soit l’âge des tireurs ?
Pourquoi Merit, pourquoi elle, pourquoi fallait-il qu’elle lui pose ces questions ? Elle n’avait jamais eu de mal à le faire sortir de ses gonds. Et quand il était en colère, il se perdait toujours dans ses arguments.
— Et dans nos bases arrière, ils n’ont aucune excuse. Ils peuvent être aux aguets après chaque virage, derrière chaque buisson, chaque haie, déguisés en paysan en train de moissonner ou en infirmière dans un hôpital de campagne, n’importe qui peut être un franc-tireur ou un bandit. Ils nous combattent par tous les moyens, et nous leur répondons plus durement encore, jusqu’à la fin, bon Dieu !
— Tu ne parles pas sérieusement. Vous ne pouvez tout de même pas faire la guerre à tout un pays et prétendre en même temps que ceux qui se défendent ont tort.
Elle était assise sur le tabouret du piano, il était resté debout devant elle.
— Ce n’est pas moi qui ai décidé cette guerre, Merit. Je ne fais pas de politique. Je suis policier et soldat. Je dois faire mon devoir, je dois cela au peuple allemand. J’ai prêté serment. Je combats pour ma patrie.
Il fit disparaître ses mains tremblantes dans ses poches d’uniforme.
— Pour ma patrie, ajouta-t-il, à cet instant presque convaincu de ce qu’il disait.
Merit se taisait, caressait de la main les touches du piano sans frapper une note. Elle murmura enfin :
— Pourquoi n’es-tu pas resté dans la police, à Berlin ?
— En 39, j’ai saisi ma chance pour avancer dans ma carrière. Je savais que j’en étais capable. Je ne pouvais pas savoir comment les choses allaient tourner. Toi non plus, et d’ailleurs ça ne t’a pas déplu que je rapporte plus d’argent à la maison. J’ai aussi fait ça pour toi.