— Et cette histoire de changement de bail, c’est après mon arrestation qu’elle vous est venue ?
Il se retourna brusquement. Les lèvres sanguinolentes de Stankowski tremblaient.
— La vérité, Bodo, ou tu veux que j’achève de te réduire la gueule en bouillie ?
— Oui, mon Dieu ! j’avoue. Karasek m’en avait déjà parlé l’été d’avant, il m’avait déjà demandé si je serais d’accord pour reprendre le magasin, au cas où il réussirait à te donner congé. Mais il était clair que, légalement, ça n’irait pas et…
— … et c’est pour ça que vous m’avez dénoncé.
— Non, pas moi, je te le jure.
— Alors, c’était bien Karasek ?
— Peut-être… Mais ça pourrait tout autant être la Frick, parce que c’est bien elle, tout de même, qui a tout fait pour chasser ta femme de votre appartement. Elle arrêtait pas d’insister auprès de Karasek, elle lui a même fait des avances….
— C’était pas la Frick. Elle m’a affirmé que ça ne pouvait être que toi, à cause du magasin.
— Cette pauvre cloche !
Stankowski se tourna sur le côté, les cordelettes se tendirent, lui entaillant davantage les poignets. Il gémit, puis bougonna :
— C’est bien à elle de prétendre ça, elle qui avait déjà dénoncé Lauterbach parce qu’elle guignait son grand appartement ! Pas de chance : dès qu’il a été libre, Karasek l’a loué à sa vieille amie Fiegl.
Stankowski s’interrompit et leva les yeux vers lui.
— Peut-être que c’est la mère Fiegl qui t’a dénoncé.
— Et ça lui aurait rapporté quoi, à ton avis ?
Stankowski grimaça.
— Vraiment, c’est pas possible que tu sois aussi naïf ! Tu fais exprès, ma parole… Pas besoin de raison spéciale pour ça. Il suffit d’accomplir son devoir patriotique de membre de la communauté populaire — ça donne bonne conscience…
Stankowski avait raison, naturellement. S’il en était ainsi, tous ses voisins avaient plus ou moins profité de sa dénonciation. Il jeta le journal roulé sur le sol, se leva. Dos à l’homme entravé, il fouilla dans tous les tiroirs du buffet, jusqu’à ce qu’il eût trouvé ce qu’il cherchait. Il cacha l’objet sous un pan de son manteau.
— Bien, Bodo, finissons-en.
Il tira l’enveloppe de sa poche et, s’agenouillant à califourchon sur la poitrine du vieux, lui souleva la tête en lui passant la main sous la nuque. Il lui mit les photos sous le nez.
— Elles sont à toi ?
Stankowski blêmit.
— Alors, elles t’appartiennent, oui ou non ?
Le vieux essaya de détourner la tête, mais il lui prit le menton, l’obligeant à regarder les clichés.
— Mon Dieu… oui… finit-il par articuler péniblement. De temps en temps, on peut regarder ce genre de choses. Je veux dire, nous, les hommes on peut faire ça…
— … et se taper une petite branlette…
— Mais qu’est-ce que tu me veux encore ?
Stankowski essaya de se libérer de l’emprise de sa main.
— Tu sais ça comme moi. Il n’y a pas de mal à ça, et puis, c’est pas des Allemandes…
— Pardon ?
Il lâcha subitement la nuque de Stankowski dont la tête donna violemment contre le sol. Il cria puis se mit à hurler :
— Écoute, c’est que des putes du camp de concentration ! Tu comprends pas ? Des putes juives polonaises !
La colère de Haas s’était changée en une boule qui lui remontait lentement le long des entrailles, se nourrissait peu à peu de l’aigreur de son estomac, gagnait son front pour lui battre furieusement aux tempes. Il plongea la main sous son manteau, entendit encore la voix de Stankowski, mais elle semblait venir de très loin :
— … c’est du moins ce qu’on m’a raconté…
Il brandit l’attendrisseur à viande au manche en bois.
Stankowski écarquilla les yeux.
— Qu… qu’est-ce… ?
Il se laissa glisser, s’assit sur le ventre du vieux, y pesa de tout son poids, distribua les photos sur sa poitrine, froissa l’enveloppe et la jeta dans un coin.
— Attends, Bodo, tu vas comprendre.
26
La sonnerie du téléphone le tira de ses pensées. Pour la première fois depuis longtemps, il était allé au cinéma. Avec Inge. Puis dans un palais de la danse un peu mal famé que Kruschke lui avait chaudement recommandé. Un lieu où s’ébattaient des filles faciles et des sous-officiers. Ils étaient restés malgré tout, avaient bu beaucoup et dansé un peu, jusqu’à ce que sa blessure se rappelle à lui. Finalement, passé minuit, Kruschke les avait conduits à l’appartement d’Inge. Encore sur le palier, il lui avait troussé la robe tandis qu’elle lui desserrait la ceinture. Ils étaient tombés l’un sur l’autre dans la chambre à coucher.
Quand il décrocha, la voix d’Inge semblait très émue.
— J’appelle de la préfecture de police. On vient de découvrir un nouveau crime. La victime s’appelle Stankowski, Bodo Stankowski. Le nom et la date de naissance correspondent à ceux d’un homme de ta liste de locataires.
— Il a eu lieu où ?
Il nota l’adresse.
— Tu n’en sais pas plus ?
— Non. J’ai entendu ça par hasard, parce que l’agent de l’Identification avec qui je travaille en ce moment a reçu un coup de fil d’un policier qui faisait les premières constatations. Il a dressé l’oreille, lui aussi, quand il a entendu ce nom. Il l’avait contrôlé pour moi hier.
— Très bien, continue. Si tu penses que les choses pourraient avancer plus vite, j’appelle le chef de bureau.
— Non, non, ça va, ils font de leur mieux.
Kälterer appela Kruschke, et moins de trois minutes plus tard celui-ci freinait devant la porte d’entrée.
— Où allons-nous, Herr Sturmbannführer ?
— Adolf-Hitler-Platz, et au trot, s’il vous plaît !
— Halte, vous n’avez pas le droit de passer. Circulez.
Un agent de police lui barrait la route. Il sortit son laissez-passer. L’homme rectifia la position et salua.
— Je vous prie de m’excuser, Herr Sturmbannführer.
Il pénétra dans un petit deux pièces. Des hommes en uniforme tramaient dans l’entrée et le Service d’identification était au travail dans les lieux dévastés. Un membre de la Criminelle relativement âgé et une femme éplorée étaient assis sur le divan de la salle à manger.
Un jeune fonctionnaire prit à partie les policiers du vestibule :
— Dégagez. Attendez dehors, vous allez m’effacer mes empreintes.
Sans prendre garde à lui, Kälterer entra dans la cuisine. Contrairement au reste de l’appartement, elle avait l’air presque rangée. Seuls étaient ouverts les tiroirs du buffet, le contenu de certains d’entre eux répandu sur le sol. Le corps était allongé sur le dos, bras tendus au-dessus de la tête, attachés à une patte de la cuisinière, jambes recroquevillées, vêtements déchirés, visage tuméfié et bleui. Et du sang, beaucoup de sang. Un Völkischer Beobachter était planté tout droit dans la bouche distendue et barbouillée de sang caillé. Lorsque Kälterer s’approcha, le légiste retirait prudemment le journal et examinait la gorge. Il se releva et se mit à remplir un formulaire.
Kälterer se présenta.
— Vous pouvez déjà me dire quelque chose, docteur ?
Tout en prenant ses notes, le médecin récita sa litanie sans sourciller :
— Cadavre d’homme. Taille : 1,65 m ; poids : 60 kilos environ ; âge : la cinquantaine ; vraisemblablement assommé avec un objet contondant : grosse plaie ouverte sur le crâne. (Il releva la tête.) Mais qui n’a pas entraîné la mort, pas plus que les meurtrissures au visage, sans doute provoquées par des coups de poing. Cause du décès : asphyxie, probablement.