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Kälterer se leva à son tour.

— Exactement, Herr Bechthold.

Il se dirigea vers la porte d’entrée, se tourna vers le commissaire resté près de celle de la cuisine. Un petit flic matois proche de la retraite que certainement plus rien ne troublait, mais qui ouvrait pourtant toutes grandes les oreilles en entendant le mot Gestapo…

— Ceci encore : je vous prie de me donner l’adresse actuelle de Frau Stankowski.

27

Un petit homme entrebâilla la porte et passa le nez dehors avec méfiance.

— Oui, qu’est-ce que c’est ?

Kälterer lui exhiba son laissez-passer. L’homme le consulta longuement.

— Allons, ouvrez-moi, il faut que je parle à votre sœur.

La porte s’entrouvrit encore un peu, de sorte qu’il réussit tout juste à se faufiler dans le passage. L’homme se tenait devant lui dans le vestibule, pas rasé, en flanelle et pantalon à bretelles rayées rouge et blanc, le fixant avec de grands yeux étonnés. Il avait peur, c’était clair, mais il s’efforçait de le cacher, s’agrippant nerveusement à la poignée de la porte.

— Herr Braunsfeld, où est votre sœur ? J’aurais quelques questions à lui poser.

— Dans la salle à manger, avec ma femme.

Une main s’agita, indiquant la direction à suivre.

Il reconnut immédiatement Hertha Stankowski. Elle était assise à côté de sa belle-sœur sur un divan Jugenstil brun. Quoique le siège fléchît sérieusement sous le poids des deux femmes, Hertha Stankowski avait besoin d’un tabouret pour laisser reposer ses pieds, tant ses jambes étaient courtes. De petits yeux verts se levèrent vers lui dans un visage ridé, raviné par les pleurs. Quand elle se moucha bruyamment, son chignon se défit, libérant des cheveux gris.

— Frau Stankowski, je m’appelle Kälterer, Gestapo. Mes sincères condoléances.

Hertha Stankowski remercia d’un bref mouvement de tête et essuya ses larmes.

— J’aurais encore quelques questions à vous poser.

Il fit signe à Frau Braunsfeld de sortir.

L’air désespéré, la femme de Stankowski suivit des yeux sa belle-sœur, puis se tourna vers lui.

— Quelles questions ? J’ai déjà tout dit au commissaire.

— Restent encore quelques détails, que j’aimerais que vous me donniez personnellement.

Sans y avoir été invité, il s’assit dans le fauteuil qui lui faisait face. Elle fut secouée par une crise de larmes.

— Pourquoi, mais pourquoi donc ? Comment peut-on faire une chose pareille… sanglota-t-elle en enfouissant son visage dans un grand mouchoir d’homme à carreaux.

Il lui laissa le temps de reprendre ses esprits. Une femme vieille, seule, qui avait perdu tout ce qui lui était cher. Durant le trajet en voiture, il avait lu ce qu’Inge avait pu rassembler sur Stankowski à la préfecture de police. Bodo Stankowski, membre sans grade du parti, un petit employé de magasin qui avait réussi à devenir boutiquier, qui plus est propriétaire de son fonds de commerce. Les trois fils de ce petit bout de femme étaient tombés pour le Führer, et à présent on lui avait encore pris son mari.

Il s’éclaircit la gorge.

— Je suis vraiment désolé Frau Stankowski, de vous poser autant de questions. Mais il faut que nous trouvions le meurtrier pour le condamner à la peine qu’il mérite, vous comprenez, c’est bien ce que nous voulons tous, n’est-ce pas ? Il faut que nous travaillions vite, tant que la piste est encore fraîche.

Hertha Stankowski approuva en silence.

— Bien. Vous avez donc déclaré au commissaire Bechthold que votre mari n’avait pas d’ennemis, que vous ne connaissez personne qui aurait pu lui vouloir du mal.

— Mon mari a toujours été bon avec tout le monde, il a toujours aidé tout le monde et tout le monde l’aimait bien. Personne ne lui voulait de mal, il ne s’est jamais disputé avec personne.

Elle recommença à pleurer.

— Voulez-vous que j’aille vous chercher un verre d’eau ?

Elle secoua la tête.

Il se demanda s’il pouvait fumer, mais ne vit pas de cendrier.

— Puisque votre mari n’avait pas d’ennemis, parlez-moi de ses amis.

Elle réfléchit un moment.

— Ses amis ? Vous voulez dire… de vrais amis ? La plupart du temps, on n’était que tous les deux, c’était un brave homme. Bon, depuis que nous habitions Adolf-Hitler-Platz, il allait bien boire un verre de temps en temps. Mais jamais il n’a bu notre argent. Quelques marks par mois pour quelques verres de bière avec un schnaps. Rien de plus.

Il estima brièvement ce qu’il dépensait dans les mess. On n’allait pas bien loin avec quelques marks, surtout aujourd’hui, à Berlin, dans des bistrots où il fallait payer beaucoup de choses au prix du marché noir.

— Serait-il possible que votre mari ait rencontré des amis en privé, pour boire un verre ?

— Non, je ne crois pas, il me l’aurait dit s’il était allé chez des amis.

— Et ces amis, justement ?

— En fait, il n’avait qu’Egon. Egon Karasek.

Elle le regarda, effarée, secouée de nouveaux sanglots.

— Et il est mort, lui aussi.

Il opina.

— Oui, c’est exact. Qu’y avait-il donc de commun entre votre mari et Egon Karasek ? Ils jouaient aux cartes ensemble, ils allaient à la pêche, ils faisaient des affaires ?

— Ben, qu’est-ce qu’ils font, les hommes, quand ils sont ensemble ? Il ne m’en a jamais parlé. Pour autant que je sache, ils ne faisaient pas d’affaires tous les deux, à part discuter des taxes et des impôts. Egon disait toujours : « Nous, les petits commerçants, faut qu’on se serre les coudes. » C’était un brave gars. Il nous a aidés aussi à obtenir l’étal, au marché.

— Ça n’a pas dû être facile. Comment s’y est-il pris ?

— Je ne sais pas. Je ne me suis jamais occupée de ça.

Elle lui sembla sincère. Elle ne savait pas grand-chose. Remplir un simple formulaire devait déjà lui paraître insurmontable.

— Et vous donniez un coup de main à votre mari, pour ses affaires ?

— Vous savez, je suis couturière, je sais couper, coudre, je sais très bien faire tout ce qui concerne ce métier. Et ça nous a toujours fait une rentrée supplémentaire.

Elle se moucha de nouveau.

— J’ai aussi travaillé dans le magasin de boissons de Bodo, mais quand il a été détruit je n’ai pas pu continuer. « Mon lapin, qu’il a dit, je vais nous arranger ça. » C’est là qu’il a loué le magasin d’alimentation, et moi, je ne me suis plus occupée que du ménage et de la cuisine.

— Vous parlez du magasin de la Sophienstrasse, où habitait aussi Herr Karasek ?

— Oui, mais lui aussi a été détruit pendant un bombardement. On a jamais eu beaucoup de chance, Bodo et moi…

Elle fut tellement secouée de sanglots que Frau Braunsfeld ouvrit la porte. Kälterer la chassa du regard, puis se leva pour voir si elle n’épiait pas derrière la porte. Mais le coup d’œil qu’il lui avait lancé l’avait fait battre en retraite jusque dans la cuisine, aux côtés de son mari assis sur la caisse à charbon, à se tordre nerveusement les mains.

Il demanda un verre d’eau à la femme. Il la suivit des yeux jusqu’au robinet de l’évier en grès, puis jeta un œil par la fenêtre sur la vaste place avec un terre-plein au centre et, tout autour, des traces de pneus de camions. Tout était bien trop grand, trop imposant pour ces quelques véhicules. Il regarda Braunsfeld. Il était nerveux, plus nerveux que tous les autres, les poltrons habituels.

— Au fait, Herr Braunsfeld, qu’est-ce que vous faites dans la vie, pour avoir le temps de rester comme ça, à la maison, à tramer ?