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— Je travaille aux chemins de fer, je suis de nuit. (Il désigna la salle à manger.) Depuis qu’elle est là, fini de dormir pendant la journée.

— Ah bon ! marmonna-t-il en prenant le verre d’eau que Frau Stankowski accepta avec reconnaissance. Frau Stankowski, dans cet immeuble de la Sophienstrasse, vous vous entendiez bien, entre voisins ? Il y avait des tensions, des susceptibilités ?

Elle le regarda avec étonnement.

— Non, non, absolument pas. On s’entendait tous très bien, on faisait beaucoup de choses ensemble, on faisait la fête ensemble, chez l’un ou l’autre…

— Tous, vraiment tous ?

— Oui, quasiment tous, à part Everding, la coco. Son mari est dans un camp depuis longtemps. Il est communiste. En fait, personne ne l’aimait, cette espèce d’impertinente : c’est qu’elle a bec et ongles !

— Et Everding, quelqu’un d’entre vous l’a dénoncé, ou il s’est enfermé tout seul dans ce camp ?

— Je ne sais pas, répliqua-t-elle.

Elle n’avait apparemment pas saisi son ironie.

— Ils sont venus le chercher, tout simplement, il y a huit ans, je crois. Mais il était communiste !

Difficile de prétendre que Frau Stankowski débordait d’informations capitales.

— Une dernière question : qui participait à vos fêtes ?

Elle réfléchit un instant, récita les noms qu’il connaissait déjà de sa liste de locataires.

Elle ajouta :

— Et puis, il y avait souvent le fiancé de Frick, un jeune homme bien sympathique, très calme.

— Vous vous rappelez son nom ?

— Non, mais il y avait un « u » dedans, je crois.

Elle secoua la tête.

— Bien, Frau Stankowski, ce sera tout pour l’instant. Vous m’avez été d’une grande aide.

Il se leva.

— Si j’avais encore besoin de vous, je vous le ferais savoir. Vous allez bien rester ici, les prochains temps ?

Elle répondit par de nouveaux sanglots, hoqueta, se ressaisit. Il se tenait devant elle, indécis, finit par prendre congé. Elle ne réagit pas à son salut. À peine était-il entré dans le sombre vestibule que Frau Braunsfeld se précipitait dans la salle à manger.

Braunsfeld le rejoignit. Il s’essuyait la paume des mains à sa flanelle usée et se mit tout de suite à lui parler à voix basse, tout en jetant des regards inquiets vers la salle à manger.

— Je ne l’ai fait qu’une seule fois, un service… entre parents. Je ne pensais pas à mal. Ils ont dit que ça leur appartenait, mais que c’était arrivé à la mauvaise gare. Les formalités, qu’ils ont dit, ils voulaient simplement éviter toutes ces formalités embêtantes.

— Mais de quoi parlez-vous, mon vieux ?

Il en avait assez de cette famille et voulait s’en aller au plus vite, rejoindre le bar de l’hôtel ou quelque autre lieu, penser à cette affaire au calme, devant un schnaps.

— Les formalités, elles durent toujours si longtemps. Les marchandises auraient le temps de pourrir, a dit Egon, Egon Karasek…

Il dressa l’oreille.

— Si vous avez quelque chose à me dire, dites-le moi, mais lentement, et dans l’ordre, comme si je prenais des notes.

Il contemplait le petit homme qui voulait manifestement soulager sa conscience. Des gouttelettes de sueur perlaient à sa lèvre supérieure, et pourtant seule la cuisinière était allumée et il n’avait pas particulièrement chaud dans son manteau.

— Bon. Il y a quatre mois… Bon… je travaille à la gare de marchandises du canal de Teltow, comme chef d’équipe, je m’occupe des manœuvres de triage. Il y a quatre mois, j’ai vu rappliquer Bodo qui m’a dit qu’au Karasek, on lui avait détourné un wagon de marchandises, des denrées alimentaires périssables ou des choses comme ça, sur Tempelhof, à cause d’un raid aérien, et que les agents de là-bas faisaient des difficultés et n’acceptaient de lui rendre tout ça qu’après qu’il aurait rempli une montagne de paperasses. Et alors elles auraient été pourries. Bon. Et Bodo est venu me voir et m’a demandé si je ne pourrais pas ouvrir la grille pour qu’ils puissent aller décharger les marchandises de Karasek.

— Et vous l’avez fait ?

— Oui, mais il m’a montré une espèce de document du Service d’approvisionnement de la ville, avec tampons et tout. « Tout ça est parfaitement en règle », a dit Karasek et…

— Et ?

— Et je me suis dit : Faut que tu les aides, tout compte fait, il s’agit de l’approvisionnement en nourriture de la ville.

— Mon Dieu, mais quel altruisme ! Vous n’aviez en tête que le bien-être de la communauté patriotique nationale, c’est bien ça ? Et vous n’avez pas eu peur de vos supérieurs ?

— C’est seulement plus tard que je me suis rendu compte qu’aujourd’hui, tout ça pouvait être très dangereux.

— Et vous avez fait ça uniquement pour l’approvisionnement de la ville ? Mais vous êtes un vrai héros, mon vieux !

Braunsfeld baissa les yeux, confus.

— II… heu… pour la peine, Karasek m’a donné une cartouche de Juno et deux bouteilles de cognac français.

Karasek était un trafiquant. C’était évident. Et Stankowski était plongé jusqu’au cou dans ses affaires tordues. Des relations d’affaires.

— C’est de la corruption, Herr Braunsfeld. Et du pillage. C’est puni par la peine de mort.

Braunsfeld recula d’un pas et recommença à se pétrir ses mains moites.

— Maintenant, je le sais : c’était pas bien. Mais ça s’est passé si vite ! Et puis il avait les papiers.

Il regardait Kälterer, les yeux écarquillés, et murmura :

— C’est que plus tard que je me suis rendu compte que tout ça n’était pas correct.

Il maltraitait à présent une veste en tricot brune qui pendait à une patère et en arrachait des floches de laine.

— Vous vous en rendez compte maintenant, parce que tous ceux que vous connaissez et qui étaient dans le coup sont morts, assassinés. Tous, sauf vous. Et c’est là que l’amour de la patrie vous revient au grand galop, n’est-ce pas ? dit Kälterer à voix couverte pour que les deux femmes ne puissent pas entendre le tour que prenait leur conversation.

— Mais je n’ai fait qu’ouvrir la grille !

— C’est trop facile ! Pas vu pas pris. Pris, pendu ! comme on dit.

L’homme était à bout. Il se cramponnait des deux mains à sa flanelle. Kälterer s’efforça de prendre un ton cordial.

— Soit, vous m’avez informé. Même si c’est bien tard. Dites-moi encore ce que vous avez vu ce jour-là, et je vous oublie. Mais attention, je veux tous les détails.

— Je devais être à la grille de côté à minuit. Et j’y étais. Un camion s’est avancé, avec Karasek, Bodo et deux autres que je ne connaissais pas, mais qui avaient l’air de simples ouvriers. Le wagon était stationné tout près. Ils ont brisé les scellés et nous avons chargé le camion.

Il fit une pause.

— Il y avait encore une limousine noire, garée devant la grille. Le conducteur en est descendu. Karasek s’est entretenu avec lui. J’ai demandé à Bodo qui c’était, mais il ne le connaissait pas.

— De quoi avait-il l’air ?

— Il faisait sombre. Il avait éteint les lumières de camouflage de la voiture. Il fumait. J’ai distingué une casquette à visière. Il était en uniforme.

— Quel uniforme ? Quelle arme ?

— Je n’en sais rien, avec la meilleure volonté du monde. Je crois que c’était un officier. Mais je ne peux pas l’affirmer.

— Bien. Mais ce camion, entre-temps, il est parti, non ?