— Oui, oui, bien sûr, il est parti ; la limousine aussi. J’ai refermé la grille et je suis parti travailler.
— Et où a-t-on emmené la marchandise ? Chez Karasek ? Dans son entrepôt ?
— Il me semble bien. Il avait beaucoup de place, m’a dit une fois Bodo.
— Et votre beau-frère vendait tout ça au noir pour le compte de Karasek ?
Braunsfeld haussa les épaules.
— Possible, en y réfléchissant bien. Quand il tenait encore son magasin de boissons, il avait toujours du bon schnaps. Ensuite, à l’épicerie, il avait des conserves et quelquefois même de la viande, tout ça sans cartes d’alimentation, pour des clients particuliers. Et il n’était pas chiche avec la famille.
— Je m’en doute. Bien. Quelque chose à ajouter ?
— Non.
Il secoua la tête :
— Je ne l’ai fait…
— … qu’une seule fois, termina Kälterer. Je comprends.
Il ouvrit la porte palière, se retourna soudain et fit face au petit homme.
— Et ce cognac, vous en avez encore ?
Il hésita.
— Une bouteille…
— Confisquée.
28
Il eut la chance de trouver une place libre au Kindl.
— Une pression et un plat du jour, annonça-t-il au serveur qui s’était approché, serviette blanche sur le bras comme en tant de paix, et qui essuya la table d’un geste routinier.
Il alluma une cigarette. Trois personnes, qui habitaient le même immeuble avant que les tommies les dispersent, avaient été assassinés de la même manière. Tout cela ne semblait pas le fait du hasard. Les victimes avaient été maltraitées avec brutalité. Une bestialité sauvage et fruste. De quoi vous calmer les ardeurs. Une histoire privée, certainement, mais peut-être aussi avec des mobiles politiques. « Il est communiste. » Karasek et Stankowski connaissaient certainement leur meurtrier. Ils l’avaient laisser entrer. Cela dit, pour la Frick, morte au grenier, les choses n’étaient pas aussi évidentes.
— Bon appétit, dit le garçon, en posant devant lui la modeste assiette blanche et la bière sans mousse. Si vous désirez encore un demi, commandez-le dès maintenant, parce qu’il y a beaucoup de monde. Ils arrivent tous en même temps, parce qu’ils veulent tous être rentrés pour l’heure des tommies, comme s’ils avaient peur de rater quelque chose.
— Rien n’est plus beau que de mourir à la maison.
Il leva son verre et le serveur repartit vers le comptoir en grimaçant.
La bière bon marché était insipide et éventée. Le goût du plat de lentilles, en revanche, lui parut familier, quoique les morceaux de petit salé y fussent rares. Comme au front, selon la recette des cuistots de l’armée. Du cap Nord à Messine. Un seul et unique rata. Il repoussa son assiette vide, termina son demi et alluma une cigarette. Le garçon fit son apparition avec la deuxième bière et la posa sans un mot sur la table. Il en commanda de suite une troisième, cette fois avec un schnaps.
Il y avait aussi les affaires louches des deux morts. On ne pouvait exclure que ces brutalités aient constitué le dernier acte d’une mauvaise comédie criminelle. Avec la Frick dans le rôle de l’ancienne camarade de l’immeuble. Un repaire de trafiquants ? Excepté les dossiers de Karasek, il n’avait pas encore assez de preuves pour conclure en ce sens. Il allait confier le travail à Inge.
— Excusez-moi, ces places sont-elles libres ?
Il leva les yeux. Bideaux ricanait dans sa direction, le bras à la taille d’une élégante brune dont le regard ennuyé errait dans la brasserie.
Il opina et se leva.
— Je partais.
— Mais ma fiancée et moi ne voulons pas vous chasser ! Permettez-moi de faire les présentations : Fräulein von Dennewitz, Sturmbannführer Kälterer.
Il esquissa une révérence.
— Eh bien, toutes mes félicitations.
Bideaux débarrassa sa fiancée de son manteau. Ils s’assirent. Kälterer but son schnaps cul sec. Bideaux fit signe au garçon. La demoiselle titillait l’étoffe de son généreux décolleté.
— Je ne vous recommande pas la bière.
Ils contemplèrent quelques instants tous les trois le verre encore plein. La couleur du breuvage ressemblait à celle du jus de pomme allongé d’eau. Seule la mince trace de mousse sur le bord du verre rappelait la bière. La demoiselle le gratifia d’un sourire fugace.
— Votre enquête avance, Sturmbannführer ? demanda Bideaux en levant les yeux du demi de bière.
Bideaux n’était pas là par hasard. Kälterer s’occupait de cette affaire depuis à peine quelques jours, et déjà ils ne lui faisaient plus confiance ! S’il en était ainsi, ils n’avaient qu’à s’occuper de leur merdier tout seuls. Il ne se laisserait en aucun cas tirer les vers du nez par un petit Hauptsturmführer.
— Vous m’avez déjà déniché l’appartement auquel j’ai droit, Bideaux ?
— Je suis désolé, rétorqua celui-ci en faisant la moue, mais je crains qu’on ne trouve plus rien. Les temps ne sont pas très propices pour chercher un appartement.
Ils se turent.
— Il faut que j’y aille.
Kälterer se leva, s’inclina devant Bideaux et la jeune femme. Il paya au comptoir, donna un pourboire disproportionné au serveur et sortit de la brasserie.
Kruschke l’attendait devant la porte.
— Je descendrai à la gare de Friedrichstrasse. Je veux encore faire quelques pas. Vous pourrez disposer.
— Bien, Herr Sturmbannführer !
Il descendit au coin du Schiffbauerdamm. Il était huit heures et il faisait quasiment nuit noire. A la faible lueur de la lune, on devinait la silhouette de la gare qui se reflétait dans les eaux noires de la Spree.
Il marcha en direction du théâtre fermé du Schiffbauerdamm. Il l’avait fréquenté avant la guerre avec Merit. Plus rien n’indiquait une activité théâtrale. Pas de réclame, pas de photos de plateau. Même le grand panneau réservé au Stürmer était vide. Restait le leitmotiv du journal qui paradait encore en tête de chaque placard : « Les Juifs sont notre malheur. » Merit lui avait toujours jeté un regard courroucé en passant devant. Il réalisait à présent qu’il n’avait manifestement jamais compris ce qui la tourmentait. Elle n’arrêtait pas de lui poser des questions et il n’avait pas toutes les réponses. Curieux, somme toute, pour un spécialiste du crime.
Il remonta la Friedrichstrasse presque déserte. La plupart des cafés étaient déjà fermés. De temps en temps, un passant le doublait en allongeant le pas. Il leva le nez vers les façades des immeubles. Seules de petites déchirures dans les rideaux de camouflage qui obstruaient les fenêtres révélaient que les rues désolées de ce quartier étaient encore habitées par des êtres humains.
L’alerte le surprit au coin de la Orianenburger Strasse. Il piqua un cent mètres jusqu’à son hôtel, descendit avec la foule des clients l’escalier étroit du sous-sol humide. Un passage menait dans la cave voisine où les piliers avaient été médiocrement renforcés. On y trouvait du sable, un seau à incendie, une pelle, une lampe à acétylène. Il y avait encore une place libre sur un banc étroit, à côté des bonnes, des sous-officiers, des serveuses. Il entendit le vrombissement monotone qui fit vibrer l’air. On retint son souffle. Pas un bruit dans la cave. Dans la pâle lumière bleue, on n’entendait que le frottement de paumes moites contre des jambes de pantalons. Silence entrecoupé de respirations oppressées. Le tac-tac-tac de la DCA. Visages pâles et tendus. Corps pressés les uns contre les autres. Craquements lointains. Exhalaisons humaines. Puis la voix rauque du gardien de l’immeuble :