« C’est pour le nord-ouest. Pas de danger. »
Rires libérateurs, blagues amères.
L’alerte fut levée trois quarts d’heure plus tard. Il se retira dans sa chambre. Les yeux lui brûlaient. Il but un verre du cognac qu’il avait pris à Braunsfeld. L’alcool le réchauffa agréablement. Il se coucha sur le lit et contempla le plafond. À côté de la longue fente, il y avait désormais d’innombrables petites fissures provoquées par les bombes. Elles s’agrandissaient de jour en jour, s’élargissaient au point que le plâtre était tombé en plusieurs endroits. Le plafond se transforma en carte d’état-major du paysage marécageux des forêts du secteur centre. Il reconnaissait les nombreuses petites rivières et les innombrables étangs, les chemins à peine praticables, l’emplacement des villages entourés au crayon ainsi que les caches supposées. Il entendit la sonnerie du téléphone, la voix du Truppführer.
« Village incendié, traitement spécial de 630 bandits et de 15 Juifs. »
Il entendait les rapports.
« Contact avec l’ennemi, 4 bandits morts. Village incendié. »
« 287 spécialement traités… 8 Juifs… 7 tsiganes… 4 bandits… »
« Village nettoyé, avons empêché infiltration des forces ennemies. »
« Objectif du jour atteint. Pertes ennemies : 14 bandits, 268 suspects… »
Il entendait les instructions, les voix, le Gruppenführer, les cris, la gamine. Il s’entendait crier des ordres dans le téléphone, il se voyait courbé sur les cartes, à relancer les unités. Il s’entendait dire : « Heil Hitler, Gruppenführer ! Opération terminée avec succès. Total des pertes ennemies, bandits, spécialement traités, etc. : 715 morts. Propres pertes : 4 morts. »
Autre baraque, autre saison, nouvelle table couverte de cartes. La sonnerie, le téléphone, les chiffres : « Le front… le front… avancer la ligne de déploiement… deux campements ennemis, les boucler, les passer au crible… 287 spécialement traités, 8 Juifs, 7 tsiganes, 4 bandits… infiltrer les forces ennemies, les isoler, les repousser, incendier, traiter spécialement, isoler, regrouper… 59… 219… 83… »
Son propre cri le réveilla. Il se redressa en frissonnant, remplit à ras bord de cognac le verre à eau posé sur sa table de chevet. Il but.
29
La communication fut instantanément établie.
— Bechthold ! grésilla une voix rauque.
— Kälterer à l’appareil. Heil Hitler, commissaire Bechthold.
— Heil Hitler, Herr Sturmbannführer. Vous m’appelez au sujet des conclusions de l’affaire Stankowski ? Elles sont déjà parties et devraient être sur votre bureau cet après-midi, demain matin au plus tard. Il y a quelquefois des problèmes avec les courriers.
— Je sais, je sais, même les Prussiens ne tirent pas toujours aussi vite qu’ils le devraient, répliqua-t-il en riant. Mais ce n’est pas pour ça que j’appelle.
— Que puis-je pour vous, alors ?
— Mon cher Bechthold, je suis en train de farfouiller dans des dossiers de meurtres non élucidés et je tombe sur l’affaire Frick. Je vois que c’est vous qui avez mené l’enquête.
— Eh bien ? répondit la voix, un ton en dessous.
— Voyez-vous, il y a là, je crois, quelques points communs avec l’affaire Stankowski.
Il se tut un instant, mais Bechthold ne dit rien.
— Ce bâillon, par exemple. Sans compter que les deux victimes ont été battues, dévalisées. Vous les avez observées. Vous le savez bien : quand on s’est rendu sur les lieux du crime, les choses sont plus claires que quand on garde le nez dans les dossiers. Avez-vous d’autres informations ? Qu’en pensez-vous ?
— Frau Frick a été battue à mort. Stankowski, pour autant que je sache, a été étouffé. En outre…
La voix se tut. Kälterer entendit des bruits de déglutition.
— En outre, l’affaire Frick est sur le point d’être classée : il y a huit jours que nous tenons le coupable.
— Et pourquoi ça ne figure pas au dossier ?
— Vous avez sans doute une copie du rapport préliminaire. L’affaire est sur le bureau du procureur et c’est lui qui a l’original complet, le seul à jour. Comme l’affaire n’est pas encore bouclée, il n’y a pas de tampon sur votre exemplaire. Mais vous devriez au moins avoir une annexe concernant l’assassin.
— Ah bon ! eh bien, je vais essayer de mettre la main dessus.
Il feuilleta le dossier de telle manière que Bechthold puisse l’entendre.
— Et qui est ce meurtrier ?
— Vous voulez dire, qui nous avons arrêté ? Mais pourquoi l’affaire vous intéresse-t-elle tant ?
— C’est extrêmement important, vous comprenez ?
Qu’est-ce qu’il lui prenait, à celui-là ? Vraiment, il était impossible qu’ils se mettent brusquement à se rebiffer tous contre leurs supérieurs !
— Je vous écoute, commissaire. Quel serait le mobile du meurtrier ?
— Il s’agit d’une espèce de drame de la jalousie.
— Le coupable a avoué ?
— Il ne m’a rien avoué, mais le réseau de présomptions est si parlant…
— Et vous allez aussi me dévoiler le nom de cet individu, ou vous vous le gardez au chaud ?
— Non, bien sûr que non, répliqua immédiatement Bechthold. Il s’agit d’un certain Georg Buchwald, l’ex-fiancé de la femme Frick. Lieu de résidence actuel : une cellule de la préfecture de police.
Le monde est petit ! C’était manifestement le nom de ce fiancé que la femme de Stankowski n’était pas parvenue à se rappeler.
— Et ses coordonnées, date et lieu de naissance, etc. ?
— Un moment, le temps de vérifier.
Il entendit Bechthold reposer le combiné. Il fallait lui tirer les vers du nez, à celui-là, il ne lâchait les informations qu’au compte-gouttes. En temps normal, un vieux policier comme lui aurait été à la retraite depuis longtemps.
— Vous m’entendez, Herr Sturmbannführer ? Buchwald, Georg, né le 12 mars 1906, à Hameln. Pas de casier.
— Merci bien, Bechthold, vous m’avez beaucoup aidé.
Il claqua le combiné sur sa fourche. Quelque chose ne collait pas dans tout ça. Peut-être que le vieux Bechthold avait peur de s’être trompé pour le meurtre de Frick. Mais pour Stankowski, il lui avait retiré l’affaire trop vite pour qu’il ait eu le temps de se livrer à des comparaisons. Cette histoire de fiancé assassin ne correspondait absolument pas au reste. S’il s’agissait effectivement d’un drame de la jalousie, il était inutile de chercher à faire des recoupements. Il fallait donc absolument qu’il voie ce Buchwald.
Il contempla une fois encore les photos de la morte, posa celles du cadavre de Karasek à côté. La manière dont les coups avaient été portés était identique. On reconnaissait le même type de blessures sur le corps de Stankowski, principalement celles à la tête. Certes, un ou deux détails ne correspondaient pas dans la manière de bâillonner. Le visage martyrisé d’Angelika Frick ne ressemblait presque plus à rien à cause de la bouche brutalement ouverte, comme arrachée, de la mâchoire décrochée. Le meurtrier lui avait cassé les dents, puis il avait enfoncé dans la gorge un épais morceau de coutil. Même chose pour Stankowski, mais le bâillon était enfoncé plus profondément encore, couronné par le Völkischer Beobachter roulé en matraque. Pour Karasek, le bâillon avait simplement été serré sur la bouche et noué dans la nuque. C’était la seule différence pour toutes ces ressemblances. Ce qui laissait deviner un unique coupable. Il était en outre quasiment impensable qu’en un laps de temps si court, plusieurs résidents d’un même immeuble aient été assassinés par des meurtriers différents et, qui plus est pour des mobiles différents.