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Inge Gerling, lourdement chargée, entra dans la pièce et fit glisser une haute pile de dossiers sur le bureau.

— Voilà tout ce qui concerne les habitants de la Sophienstrasse. Vraiment tout. Et un courrier vient tout juste de livrer les deux chemises du dessus : les conclusions provisoires des investigations concernant le meurtre de Stankowski.

Il releva la tête et lui sourit.

— Merci, Inge. J’ai du travail pour un bon moment avec tout ça. Mais il faudrait absolument vérifier aussi les dossiers des affaires de Karasek. Tu serais gentille de t’en occuper.

— Si tu m’en crois capable…

— Bien sûr. Examine les pièces, relève les noms de tous ses partenaires et de tous ceux mentionnés dans les lettres. Note de quelles affaires il s’agissait effectivement, cas par cas, et vois s’il y aurait des factures non acquittées.

Elle crayonnait ses instructions sur son calepin. Il se surprit à regarder les rondeurs de ses hanches qui se dessinaient à travers sa jupe noire. Elle leva la tête et le regarda en clignant les paupières.

— Ce sera tout ?

— Je lis encore les rapports de police, et j’arrête. Après, je serai libre.

Elle sourit et sortit.

Il ouvrit le dossier Stankowski. Rien d’utilisable ni de notable. Les procès-verbaux des interrogatoires n’apportaient rien, on n’avait relevé aucune empreinte inconnue, aucune trace intéressante, ni trouvé de nouveaux témoins. Dans ses conclusions, Bechthold s’en tenait à son idée de meurtre crapuleux. Le rapport d’autopsie confirmait les constatations du légiste : décès par asphyxie. La cause de la mort avait bien été le morceau d’étoffe enfoncé dans la gorge. La blessure sanglante à la tête se révéla être la conséquence d’un coup porté pour assommer momentanément la victime. Quelques incisives avaient été cassées, les lèvres arrachées, vraisemblablement quand l’assassin avait violemment fourré le bâillon dans la bouche. Pas d’hémorragies. Suivait le reste des examens. Température du corps au moment de sa découverte, état des organes, analyse sanguine et prélèvement du contenu de l’estomac : des roulades de choux à moitié digérées, de l’ersatz de café, des traces d’alcool, des restes de papier…

Il saisit son combiné et demanda la ligne du médecin légiste. Après un bref échange d’amabilités, il lui demanda ce que signifiait cette dernière constatation.

— C’est ce que je me suis demandé aussi, répliqua le médecin.

— Et ?

— C’est très simple, Herr Sturmbannführer. D’après les restes non assimilés, je dirais que cet homme a avalé quelques photos au petit déjeuner.

30

Pannecke, Kaufmann — Heusinger, Sibelius — Germanos, Prokow — Bideaux, Herkenrath.

Il jura à voix basse, sortit du couvert de l’entrée pour contempler la façade de la villa. Pas de doute, c’était bien la maison devant laquelle il avait attendu plusieurs jours de suite quelques mois en arrière. Mais le nom ne figurait plus en regard d’une des sonnettes. Cette crevure aurait-elle déménagé entre-temps ? Il revint sur le seuil de la porte d’entrée en hochant la tête, scruta de nouveau les plaques des sonnettes, typiques pour ce quartier huppé, et appuya sur le poussoir du bas.

Personne n’ouvrit. Il essaya une autre sonnette. En vain. Il écrasa plusieurs boutons jusqu’à ce qu’il entende enfin un nom, Sibelius, suivi du chuintement et du claquement du tire-suisse.

Il poussa la porte et gravit les marches jusqu’au deuxième étage. Le visage ridé et craintif d’une dame âgée l’attendait derrière le guichet ouvert de sa porte palière. Une musique bruyante, audible jusque dans la cage d’escalier, résonnait depuis l’appartement : « … même si le dernier mât se brise, nous ne craindrons rien… »

Il s’approcha de la porte.

— Excusez le dérangement, mais vous pourriez peut-être m’aider.

La femme cligna les yeux, tourna légèrement la tête. La voix criarde résonna dans toute la maison :

— Comment ?

Il émanait d’elle un curieux mélange de parfum de qualité, d’odeur de liqueur douce, auxquels se mêlait celle de la chaleur d’un casque de coiffeuse. Et pourtant ses cheveux gris étaient un peu en désordre. « Ça ne peut pas troubler un marin… »

Il renouvela sa demande.

La femme le regarda avec des yeux brillants.

— Je ne donne pas à l’Aide d’hiver ! Ni argent, ni couverture, ni manteau de fourrure, et pas non plus d’or pour de l’acier. Je n’ai rien, je ne donne rien, je ne veux rien.

Elle se retira et voulait déjà refermer le guichet. « … Ne crains rien, ne crains rien, Rosemarie… »

— Un moment, s’il vous plaît ! s’écria-t-il par le judas qui se refermait lentement. Un moment, chère madame, je veux juste vous poser une question.

Son visage réapparut dans l’ouverture.

— Vous ne faites pas la collecte pour l’Aide d’hiver ?

— Non. Je veux simplement savoir si un certain M. Karasek a habité ici.

— Oui, en bas, au rez-de-chaussée.

« … On se laissera pas gâcher la vie… »

— Mais il n’y habite plus, si ?

— Non, depuis un mois environ.

— Vous savez peut-être où je pourrais le joindre ?

— Oui. À Dahlem, au cimetière.

« et si la terre entière tremble… »

— Pardon ?

Il ne voulait pas croire à ce qu’il venait d’entendre sur fond de Paloma.

— Il est mort, jeune homme, tout ce qu’il y a de mort, raide mort ! Ce filou de Karasek a été battu à mort dans son appartement début octobre. Et personne dans la maison n’a versé une larme. C’est un jeune officier bien sympathique qui a repris l’appartement.

« … Et si la terre dévie de son axe… »

Ses épaules s’affaissèrent et il dut s’appuyer au chambranle de la porte. La vieille femme recula d’un pas et le contempla. Accoté à la porte, il sentit la légère odeur de moisi du bois, serra le poing droit et articula péniblement :

— Alors… alors, je suis arrivé trop tard. (Il se reprit.) Merci quand même pour le renseignement, Frau Sibelius. Au revoir.

— Il n’y a pas de quoi.

Et sur ces mots, elle repoussa le guichet. « … Ne crains rien, ne crains rien, Rosemarie… » Le refrain lui parvenait encore à travers la porte.

Haas était incapable de faire un pas. Il dut faire un réel effort pour quitter la villa.

Il déverrouilla l’antivol de sa bicyclette, cadenassée à la clôture du jardinet. Il y a des gens à qui on veut défoncer le crâne et il faut prendre sa place dans une file d’attente… Dommage qu’on ne puisse tuer qu’une seule fois un salopard comme Karasek. Peu importe : un de moins sur sa liste. Et puis, se consola-t-il, il aurait pu tout aussi bien mourir sous des bombes.

Il poussa sa bicyclette jusqu’au bout de la Höhmannstrasse. Il la prit ensuite à l’épaule pour descendre l’escalier de pierre de la Königsallee. De l’autre côté de la rue, il discerna les premiers arbres de Grunewald dans la brume de ce jour d’automne frisquet.

31

— Sturmbannführer Kälterer à l’appareil, Office central pour la Sécurité du Reich. Brigadier-chef Schmidt ?