— À l’appareil.
— Heil Hitler, brigadier-chef. C’est vous qui êtes responsable de la détention ?
Schmidt lui marmonna un « oui » inarticulé.
— Le prévenu Buchwald, Georg, est bien chez vous, n’est-ce pas ?
Schmidt s’éclaircit la gorge et la réponse lui parvint plus distinctement :
— Oui, ce monsieur est effectivement notre hôte.
— Amusant ! J’aimerais lui rendre une petite visite. Ce serait encore possible aujourd’hui ?
— Une seconde, il faut que je vérifie quelque chose…
Les secondes passèrent. Il entendit un cliquetis de clés et le claquement d’une lourde porte en fer qu’on refermait. Il attendait depuis trente secondes déjà. Qu’est-ce que ce Schmidt pouvait bien vérifier si longtemps ? Un bref coup d’œil dans le registre, un rapide « Oui, Herr Sturmbannführer, vous pouvez venir », il y en avait tout au plus pour trois secondes. Manifestement, l’homme traînait des pieds. Un comportement inconcevable quelques années auparavant.
— Allô, Herr Sturmbannführer, vous m’entendez ? cria le brigadier à bout de souffle. Vous ne pourrez plus l’interroger aujourd’hui, votre Buchwald. Il n’a pas dormi de la nuit, et il était tellement fatigué qu’il est tombé pleine face dans l’escalier. M’étonnerait qu’il puisse encore ouvrir la bouche aujourd’hui.
— Et il pourra reparler quand ?
— Le médecin vient juste de passer. Il a demandé qu’on lui accorde une journée de repos.
— Bien. Je passerai demain matin. Et j’espère que votre attitude répondra un peu mieux au règlement. Compris ?
— Affirmatif, Herr Sturmbannführer.
Il reposa le combiné et tira à lui la pile des rapports de police concernant les résidents de la Sophienstrasse 8. Il y avait eu peu de mouvements dans l’immeuble. La plupart y habitaient depuis le milieu des années vingt. Et il y avait aussi les anciens propriétaires, le libraire Herschel Rosenkrantz et sa femme, qui avaient vendu en 1938 à feu Egon Karasek.
La défunte Angelika Frick, célibataire, institutrice, avait habité la petite mansarde jusqu’au printemps 1943. À cette date, elle avait été assignée comme tourneuse à la fabrique de munitions Ehlers et Kautzke. Membre du parti, membre du Front du Travail de la jeunesse, chef de groupe à la Ligue des Jeunes Filles allemandes, aryenne, aucun antécédent judiciaire.
Au second étage gauche habitaient depuis 1918 le négociant Bodo Stankowski, mort assassiné, sa femme Hertha et leurs trois fils, tous trois tombés à la guerre, le dernier en 1941. À dater du printemps 1943, Stankowski avait loué le magasin d’alimentation du rez-de-chaussée. Sa femme et lui étaient membres du parti, tous deux sans casier.
Au second étage, dans l’appartement du milieu, avait habité de 1928 à 1940 un certain Klaus-Dieter Lauterbach, propriétaire d’une teinturerie. Pas membre du parti, aryen ; en 1929 et 1931, violation de l’article 175 sur l’homosexualité ; en 1937, attestation de réforme pour le service armé ; dénoncé en 1938 pour sodomie homosexuelle, déportation au camp de concentration d’Orianenburg, où il décède d’un arrêt cardiaque en 1942.
Dans son appartement emménage en 1938 une veuve de fonctionnaire nommée Elfriede Fiegl, mère de deux enfants mariés, membre du parti, aryenne, pas d’antécédents judiciaires, habitant actuellement Reichenbergerstrasse 20.
Au second étage droite, logeaient depuis 1925 Rudolf Everding, lecteur à l’université, sa femme Gerda, née Schütte, et leur fils Oswald. Avant 1933, Everding avait été responsable d’une cellule d’entreprise — une maison d’édition — du parti communiste. Communiste actif. Membre de l’Association du Front des combattants rouges, a eu affaire entre 1928 et 1932 à la police de sécurité lors de manifestations de rue et de bagarres avec les SA. Arrêté par deux fois pour trouble porté à l’ordre public. Relâché. Everding avait été appréhendé chez lui dans la nuit même de l’incendie du Reichstag. Déporté au camp de concentration de Sachsenhausen, transféré un an plus tard à Börgermoor. Tentative d’évasion réussie, figure sur la liste des personnes recherchées. Pendant un certain temps, sa femme a été placée sous haute surveillance, mais sans succès : Rudolf Everding n’avait pas réapparu et on n’avait pas la moindre idée de l’endroit où il pouvait séjourner. Gerda Everding n’était pas non plus une page vide. Par deux fois, en juillet et septembre 1933, soupçonnée d’activités illégales, elle avait été arrêtée, puis libérée sous condition. Elle devait se présenter à la Gestapo tous les mois et habitait à présent dans le quartier ouvrier de Wedding.
Au rez-de-chaussée gauche, à côté du fonds de commerce, habitaient un certain Ruprecht Haas, son épouse et leur fils. Gérant du magasin jusqu’au printemps 1943. Arrêté en janvier 1943 pour haute trahison et déporté à Bautzen, transféré peu après à Buchenwald. Porté disparu l’été 1944, lors d’un raid de bombardement sur les camps de travail annexes, puis déclaré mort. Au printemps 1943, Frau Haas échangea son appartement contre la mansarde de Fräulein Frick. En mars 1944, Frau Haas et son fils sont tués lors du bombardement qui a détruit l’immeuble.
Il empila sur l’étagère les dossiers qu’il venait d’éplucher. Drôle de communauté censée faire joyeusement la fête, comme Frau Stankowski avait voulu le lui faire accroire. En y regardant de près, cet immeuble devait grouiller de conflits. Rien que le dossier Everding. Il connaissait l’arrogance des rouges avant 33 pour l’avoir souvent vécue à la préfecture de police. Quand on les interrogeait, ils jouaient les intouchables, avaient toujours le soutien des avocats du Secours rouge, croyaient toujours qu’il serait impossible de les confondre. Mais après 33, le vent avait tourné, principalement pour les rouge foncé. Après l’incendie du Reichstag, plus personne ne put protéger des commandos SA des traîtres comme Everding.
En ce temps-là, il n’était encore qu’un petit fonctionnaire à la brigade des mœurs, mais il avait entendu des collègues se targuer de la rapidité avec laquelle on pouvait enfin mettre le holà aux agissements des délinquants, ce qui impressionnait beaucoup la majorité des fonctionnaires de police. Un court procès, sans ce blabla ennuyeux, sans les incessantes objections des avocats. Enfin l’Allemagne redevenait un pays sûr : on y combattait efficacement la criminalité, entendait-on alors dans les couloirs et à la cantine. Quelques-uns avaient bien parlé de droits du prévenu, de présomption d’innocence, mais le plus souvent à voix feutrée. Il n’avait pas pris part à ce genre de discussions.
Il tenait enfin un mobile de vengeance pour raisons politiques. Everding, un rouge indécrottable, avait échappé aux autorités et vivait vraisemblablement quelque part dans Berlin, probablement avec des faux papiers, travaillant dans la clandestinité aux ordres de Moscou et assassinant ses anciens voisins.
32
La forêt lui donna l’impression d’être retournée à l’état sauvage. Des feuilles en décomposition recouvraient le sol et plus personne ne semblait se donner la peine d’en débarrasser les chemins. Il y avait partout des branches ou des souches d’arbres récemment coupées. Pénurie de charbon. Les Berlinois fourbissaient leurs armes pour l’hiver qui s’annonçait et transformaient la forêt de Grunewald en bois de chauffage.
C’était éprouvant de circuler à bicyclette sur le feuillage épais et glissant tout en gardant l’équilibre, alors qu’il fallait appuyer de toutes ses forces sur les pédales.
Karasek, ce bonze du parti corrompu et bedonnant, sans scrupules, qu’il savait capable de toutes les saloperies, avait donc été assassiné. Il s’habituait lentement à cette idée. Quelqu’un avait fait son travail à sa place, mais — nom de Dieu ! — il aurait tellement aimé échanger quelques mots avec ce vieux trafiquant. Il avait encore quelques questions sans réponse. Il lui aurait arraché les mots de la gorge à grands coups de poing, à cette crapule, et cette saleté lui aurait certainement avoué qui l’avait donné. Il lui fallait donc fureter encore un peu plus dans ce nid de vipères, ce panier de crabes de la communauté patriotique nationale, pour que quelqu’un lui avoue enfin la vérité.