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Il ne restait plus sur sa liste que la mère Fiegl. On disait d’elle à l’époque qu’elle ne lavait pas que le linge de Karasek et ne lui repassait pas que ses chemises et que, depuis la mort de sa femme, elle l’aidait aussi à d’autres bricoles. Quoi qu’il en soit, elle était la dernière sur sa liste. Le cas échéant, il pourrait aussi rendre visite à Frau Everding. Il était évident qu’elle n’avait certainement rien à voir dans tout cela, mais peut-être avait-elle eu vent de quelque chose.

Rien ne collait dans cette histoire de la mort de Lotti et Fritzchen, avec les circonstances de leur mort. Il avait clairement eu le sentiment que Stankowski ne lui avait pas tout avoué. Malgré les gifles, la Frick ne lui avait servi que des échappatoires. Jusqu’à ce qu’il cogne plus fort. Elle s’était alors emportée en phrases confuses : elle savait bien qui l’avait dénoncé, mais elle ne le lui dirait pas, dût-elle mourir, parce qu’un sac de merde apatride comme lui ne méritait pas d’apprendre la vérité ; puis elle s’était moquée de lui, et bien que le sang lui dégoulinât déjà du menton, elle l’avait insulté en hurlant qu’il mourrait aussi idiot qu’il avait vécu. Seul le coup de pelle à incendie sur sa face de chienne avait réussi à la réduire au silence. Stankowski, lui, n’avait plus rien dit vers la fin, il avait trop de mal à déglutir…

Il suivit la lisière de la forêt et pédala sur le chemin de randonnée pédestre qui longeait le petit lac de Hundekehle en direction de la longue ligne droite de l’Avus où, avant la guerre, il avait souvent assisté à des courses automobiles. Durant des après-midi entiers, il avait admiré les coureurs qui fonçaient à grands coups de sifflements de pneus, comme Hermann Lang, Manfred von Brauchitsch ou Bemd Rosemeyer, enveloppés de nuages de vapeur d’essence. Ils avaient été ses héros.

Cloué à un tronc d’arbre, un écriteau altéré par les intempéries proclamait : « L’air de la forêt ne supporte pas l’odeur des Juifs ! » Il détourna le regard. Ça sentait le brûlé dans la forêt, une odeur à laquelle se mélangeait le parfum du bois fraîchement coupé. Une brume charbonneuse s’étirait entre les arbres.

Le long du chemin, dissimulés dans des buissons et sous le feuillage des arbres, apparaissaient à intervalle régulier des bancs qui invitaient à la flânerie malgré l’air humide et frais. Il avait le temps, il ne voulait regagner sa cabane de jardin que l’après-midi, en profitant de la protection du changement d’équipe des ouvriers. Il descendit de bicyclette et s’assit sur un banc. Col du manteau relevé, mains profondément enfouies dans les poches, jambes étendues devant lui, il contempla la surface de l’eau sale et grise. Alors qu’elle était déjà enceinte de plusieurs mois, Lotti l’avait accompagné une fois à une course automobile sur l’Avus. Tout en essayant vainement de couvrir le rugissement des moteurs, il lui avait expliqué que là, c’était Hartmann avec sa Maserati, là Delius dans une Auto Union et là, qui filait comme un zèbre dans une Mercedes-Benz tonitruante, le légendaire Rudolf Caracciola.

Provenant de derrière une hauteur, il entendit soudain le grondement métallique de chenillettes qui circulaient sur l’Avus. Il avait toujours pensé, avant même le commencement de la guerre, que la construction des autoroutes du Reich et des voies rapides servirait en premier lieu aux mouvements des troupes mécanisées. Lotti n’avait jamais pu s’intéresser aux courses automobiles, c’était bien trop bruyant, avait-elle prétexté. Quand Fritz eut l’âge de fréquenter la grande école, il lui avait montré sa collection de vignettes de paquets de cigarettes. Ses coureurs préférés étaient soigneusement collés avec leurs véhicules dans les cases de ses albums spécialement prévues et déjà légendées. Le dimanche, ils passaient des heures le nez sur les images. Les compétitions avaient été supprimées au début de la guerre et il avait dû souvent promettre à Fritz qu’il retournerait avec lui sur l’Avus pour assister à une course. Quand cette putain de guerre serait enfin finie.

33

Après avoir roulé à fond depuis le centre, Kruschke pila devant un des plus minables immeubles de rapport de Wedding. Kälterer se contenta de hausser les épaules, descendit de voiture et pénétra dans le bâtiment.

Dans la seconde cour arrière, au troisième étage d’une aile très endommagée par le souffle des explosions de bombes, à côté de trois autres noms, il découvrit celui d’Everding, écrit à la main sur une vignette de papier cornée fixée à la porte bleu sale d’un des appartements.

Une vieille femme vêtue d’un tablier de cuisine rapiécé ouvrit.

— Oui, qu’est-ce que vous voulez ?

— Je voudrais parler à Frau Everding.

— Elle travaille, répliqua la femme qui posa son poignet sur la clenche de la porte et l’examina de la tête aux pieds.

— Et où travaille-t-elle ?

— Vous êtes bien curieux, vous, dites donc !

Un voix retentit à l’intérieur :

— Wilma, la porte ! Les courants d’air ! Faut absolument qu’on fixe les sacs à patates derrière la porte. Et puis, c’est qui ?

Wilma devait être la femme qui lui avait ouvert, car elle s’écria en retour :

— C’est un jeune homme qui veut faire du gringue à la vieille Everding.

Il entendit le raclement de chaises qu’on déplaçait. Deux femmes en simples tabliers de cuisine accompagnées de trois enfants s’encadrèrent dans l’entrée et le contemplèrent avec curiosité.

— Faire du gringue à Everding ? Feriez mieux de rester avec nous, ça fait longtemps qu’on sait faire ça aussi bien qu’elle.

Les trois femmes s’esclaffèrent.

Il s’efforça de garder son sang-froid.

— On est plus en danger avec vous qu’au front, mesdames !

Nouveaux éclats de rire.

— Vous, au front ? Avec un aussi joli costume ! dit une des femmes, l’air narquois.

— Où est-ce que je peux trouver Frau Everding ? insista-t-il.

— Dommage, répliqua la plus jeune des femmes qui se pressait sur le seuil de la porte, un bambin sur les bras, si vous voulez absolument voir Everding, vous la trouverez à la centrale des échanges, c’est là qu’elle travaille.

— La centrale des échanges ? Quelle centrale des échanges ?

— Celle qui est juste au coin, dans l’ancienne usine, c’est là qu’elle est.

Il se tourna vers l’escalier tandis que d’un geste machinal elle recalait l’enfant dans une position plus confortable.

— Vous n’avez encore jamais vu une centrale des échanges ? Vous vivez où, vous ? Vous débarquez de la lune ? cria-t-elle après lui.

La porte claqua.

Il se retrouva sur le trottoir et son regard tomba sur des éboulis, des cratères et des monceaux de gravats. Il venait en effet de débarquer sur la lune.

Le renseignement était exact. Il pénétra dans un hall d’usine désaffectée, où l’on avait dressé divers tréteaux avec différentes marchandises de seconde main, surmontés de pancartes aux inscriptions manuscrites noires bien lisibles : « On accepte les marchandises à échanger entre 10 et 16 heures. Il est interdit d’échanger et de vendre directement. »