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Il partit en reconnaissance parmi les travées, passant auprès de femmes et d’hommes âgés qui testaient les objets exposés, plaisantaient avec le personnel, louaient exagérément les articles qu’ils proposaient, prétendaient troquer des futilités contre des objets utiles. C’était manifestement une autre manière d’échanger des biens, une conséquence de la rareté des marchandises, une tentative officielle pour reprendre la main sur le marché noir par l’intermédiaire d’un système de troc. Mais vu les conditions défavorables que lui avait décrites le fonctionnaire du tribunal, cet essai était manifestement chimérique.

Il demanda à quelqu’un qui avait l’air d’un surveillant où il pourrait trouver Frau Everding. L’homme lui indiqua une femme efflanquée d’environ quarante-cinq ans, debout devant un étalage d’ustensiles de ménage hétéroclites.

— Frau Everding ?

La femme opina. Elle portait un tablier de travail gris et ses cheveux étaient dissimulés sous un foulard jaunâtre. Elle avait l’air épuisé, las, désespéré.

— Je m’appelle Kälterer, Office central pour la Sécurité du Reich.

Il déplia son laissez-passer. Elle l’examina brièvement, jeta un coup d’œil à droite et à gauche. Sa fatigue semblait avoir soudainement disparu. Il craignit un moment qu’elle ne veuille s’enfuir, mais elle se tourna vers lui et le fixa droit dans les yeux.

— Et alors, qu’est-ce que vous me voulez ?

— J’aimerais m’entretenir avec vous, mais pas ici.

Du menton, il désigna la foule.

— Eh bien, vous n’avez qu’à m’embarquer ! dit-elle en croisant les bras sur la poitrine.

Elle portait des mitaines de laine usées dont dépassaient des phalanges décharnées et gercées.

— Pour le moment, je me contenterais d’un endroit où nous pourrions parler tranquillement tous les deux.

Elle haussa les épaules et se dirigea vers une porte derrière laquelle était aménagée une minuscule cuisine aux murs chaulés réservée au petit déjeuner du personnel. Une petite table et quelques chaises en constituaient tout l’ameublement.

Il prit place. Elle resta debout et le regarda, maussade.

Il en eut assez.

— Asseyez-vous, nom de Dieu ! hurla-t-il, en lui désignant une chaise d’un index rageur.

Elle s’approcha lentement de la table, s’assit sur la chaise la plus éloignée, croisa les mains sur les genoux tout en conservant sa mine inexpressive. Celle-là, tant qu’elle n’aurait pas le moindre espoir que le vent tourne définitivement, tout ce qui pouvait lui arriver lui était égal, complètement égal.

Il mit la main à la poche de son manteau, en sortit une photo et dit :

— J’ai quelques questions à vous poser, Frau Everding. Connaissez-vous cet homme ?

Il avait choisi une photo avantageuse. Un Karasek souriant, l’air jovial, un gros cigare entre ses doigts boudinés, assis devant un verre de bière sur ce qui devait être une terrasse avec vue sur le Wannsee.

— Karasek, répondit-elle brièvement.

Ses yeux foncés foudroyaient l’image du regard.

— Le SS-Hauptsturmführer Egon Karasek, articula-t-elle lentement.

Cette femme détestait Karasek. Et elle ne haïssait pas seulement le système incarné par le camarade du parti, c’était une haine plus profonde, toute personnelle.

— Frau Everding, où étiez-vous au matin du 8 octobre, de huit heures à une heure de l’après-midi ?

— Pourquoi voulez-vous le savoir ? rétorqua-t-elle en s’adossant. Quelqu’un aurait-il une fois de plus illégalement tiré la chasse d’eau des chiottes sur une merde brune, et on voudrait que ce soit moi qui aie tenu la poignée ? C’est bien toujours la même histoire : vous ne ratez jamais une occasion de me rendre visite, vous me retournez tout mon logement et vous me posez des questions idiotes à propos de tracts ou de je ne sais quoi encore. Une fois pour toutes, traitez-moi comme mon mari, mon beau-frère et sa femme, ça vous évitera de vous mettre les pieds en sang à force de venir m’emmerder.

Elle n’avait toujours pas compris qu’elle avait intérêt à coopérer avec lui.

— Répondez à ma question, sinon nous devrons poursuivre cet entretien ailleurs, dans un endroit moins coquettement aménagé que celui-ci, répliqua-t-il.

— Vous croyez vraiment que vous allez m’impressionner ?

Il lui tendit une cigarette. Gagner sa confiance.

— La femme allemande ne fume pas, dit-elle en pinçant la R6 entre ses lèvres et en attendant qu’il lui offre du feu.

— Alors ? demanda-t-il en se levant pour lui frotter une allumette sous le nez.

— Ben, comme tous les matins, ici, au chagrin. Demandez à mon chef. J’ai été assidue à mon travail tous les jours. Ou demandez donc à vos collègues, ceux qui n’arrêtent pas de m’espionner. Ils pourront vous renseigner à la minute près.

Il fit tomber la cendre de sa cigarette sur la grille d’écoulement d’eau cimentée dans le sol de pierre.

— Egon Karasek a été assassiné ce jour-là.

Sa bouche se tordit en un ricanement ironique.

— Dommage que j’aie un alibi !

Elle s’esclaffa.

— Cet enfant de salaud est crevé ! Très bien. Il l’a mérité cent fois, avec tout le mal qu’il a fait. Ce serait une bonne raison de croire en Dieu, tiens : qu’il crame en enfer !

Elle secoua la cendre de sa cigarette en tapotant la main sur le bord de la table tout en le regardant bien en face.

— Bien, maintenant vous pouvez m’embarquer, pour diffamation ou injures graves envers un honnête national-socialiste, ou rébellion à la force armée, ou tout autre motif que vous voudrez bien inventer. Vous en trouverez bien un, ça ne vous a jamais posé de problèmes, ça.

Il tira une profonde bouffée de sa R6 et lui souffla la fumée à quelques centimètres du visage. Il s’efforçait de rester calme.

— Pour le moment, je suis seulement chargé de retrouver le meurtrier de Karasek. Mais si vous persistez à vous conduire comme ça, Frau Everding, je reviendrai peut-être sur votre proposition.

— Ça va, ça va. Je ne sais pas qui l’a tué. Et même si je le savais, je ne vous le dirais pas.

— Qu’est-ce que vous aviez contre Karasek, que vous lui souhaitez tant de mal ?

Serrée sur sa chaise, elle soutenait son regard. Puis elle dit :

— Vous avez déjà oublié, Sturmbannführer ? En 1933, quand vous avez forcé la porte de nos maisons et de nos appartements, à nous les communistes, que sans mandat d’arrêt vous avez traîné nos hommes dans vos caves pour les torturer, vous avez déjà tout oublié ? Vous croyez peut-être que si vous ne vous souvenez plus de rien, ça signifie qu’on passe l’éponge ? A votre place, je ne m’y fierais pas : j’en connais qui ont une excellente mémoire…

Sa colère lui rappelait Merit et, sans la rembarrer, il la laissa poursuivre ses imprécations, parler ouvertement, oubliant qui elle avait en face d’elle.

— J’y pense toutes les nuits. Les pas dans l’escalier, les coups contre la porte. En tête de la troupe, notre brave voisin Karasek, pistolet au poing : « Salaud de rouge, il n’y a plus d’avocat pour t’assister maintenant, maintenant on vous tient, vous ferez ce qu’on vous dira ! »

Elle s’arrêta un instant pour reprendre haleine. Il ne l’interrompit pas, quoiqu’il eût suffisamment de motifs pour l’arrêter. Gagner sa confiance, la laisser parler. Peut-être tout cela l’aiderait-il à progresser.

— Ils l’ont emmené, et je ne l’ai plus jamais revu.

Elle sembla lutter un instant contre ses larmes, se passa la main sur son visage affaissé et le regarda de nouveau, tremblante de colère.