Выбрать главу

— Karasek, il était toujours parmi les premiers. Ils ont enfermé Rudolf dans une cellule, l’ont ligoté sur une chaise, avec des menottes. C’est un camarade qui me l’a raconté, il y était aussi. Karasek l’a tourmenté avec une matraque, il n’arrêtait pas de le frapper, sur la nuque, sur le front. Il lui a demandé de chanter une chanson.

Elle ne put retenir ses larmes, maxillaire tremblant.

— Peut-être qu’il aurait dû, peut-être qu’ils l’auraient relâché.

Elle serra les lèvres, s’essuya la joue gauche d’un geste furtif du dos de la main.

— Ensuite vous l’avez fourré dans un camp, parqué comme un animal ; mais il a été plus malin que vous, il s’est évadé. Et j’espère qu’il aura encore tué quelques fascistes.

Elle se leva et jeta son mégot dans la rigole d’écoulement.

— Est-ce que votre mari a tué Karasek, Frau Everding ?

Elle essuya ses yeux emplis de larmes avec le dessus de la main.

— Qu’est-ce que vous me voulez ?

— Je vous l’ai déjà dit : je cherche le meurtrier d’Egon Karasek, et je le trouverai. Tout le reste ne m’intéresse pas.

Elle le regardait sans un mot, puis se tourna vers le mur et fixa le sol.

— Vous savez, lui dit-elle le dos tourné, Karasek, je l’ai détesté, je l’ai follement haï, plus que je n’avais haï auparavant et que je ne hais maintenant. Mais j’ai toujours su qu’il était interchangeable.

Elle se tourna vers lui.

— Mon mari était contre le terrorisme individuel. Il voulait combattre le système, pas ceux que le système avait séduits ou qui s’étaient trompés. Il a toujours lutté avec ténacité contre votre règne, avec toutes les armes dont il disposait, y compris la violence. Mais Karasek, ce petit-bourgeois puant, n’avait aucune importance à ses yeux, et il l’aurait certainement oublié.

— Pourquoi dites-vous « n’avait » ? Pourquoi parlez-vous de votre mari au passé ?

— Parce que mon mari est mort, répondit-elle. Il est tombé en Espagne. Il faisait partie des Brigades internationales, il a défendu Madrid contre la Phalange. C’est un camarade qui me l’a écrit. Vos espions ne s’en sont même pas rendu compte. Il vous a joué un dernier tour. Je ne l’ai raconté à personne, parce que ça, c’était sa victoire sur vous. (Elle se leva, farfouilla sous son tablier, sortit une feuille de papier jaunie pliée en huit et la posa sur la table.) Ça n’a plus aucune importance, maintenant. Tout sera bientôt fini. Vous pouvez lire.

« Chère camarade E. “No pasarán.” Ils ne passeront pas. Ce sont les derniers mots de Rudolf, alors qu'il… »

Le morceau de papier tout entier recouvert de pattes de mouche rapportait les circonstances de la mort d’Everding devant Madrid sous les tirs d’artillerie des troupes de Franco. L’histoire lui sembla très plausible. Un pathos creux, destiné à dissimuler les faits. Il avait écrit le même genre de lettre. D’après le modèle F de l’Office de Sécurité. « En remplissant fidèlement son devoir… mort sur le coup… n'a pas souffert. » Bien entendu, la lettre pouvait aussi être un leurre. En ce cas, cette femme aurait été une très bonne actrice. Non, on pouvait rayer Everding de la liste, même si l’hypothèse cadrait si bien avec le meurtre de Karasek et les attentes de Langenstras.

Il tendit la lettre à Frau Everding.

— Comme je vous l’ai dit, je ne suis pas chargé de débusquer des saboteurs, j’ai un meurtre à élucider. Mais je vous demanderai de cesser vos diatribes contre notre État.

Elle reprit la lettre. Ses mains tressaillaient dans ses mitaines.

— Si ce n’était pas votre mari, soupçonnez-vous quelqu’un ?

Elle haussa les épaules et se rassit.

— Comment Karasek s’est-il comporté vis-à-vis de vous après l’arrestation de votre mari ? Vous êtes restée sa voisine.

— J’avais un fils, et pas de travail. Je ne pouvais pas partir, et pourtant j’aurais bien aimé.

— Au fait, où est-il, votre fils ?

— Il est tombé. (Ses traits se durcirent.) Il est parti à la guerre du côté des nazis et il a combattu ceux dont notre cœur est si proche.

Soudain, il comprit : elle se sentait coupable pour son fils. Elle n’avait pas réussi à l’élever selon ses principes. Les Jeunesses hitlériennes avaient été plus fortes. Son propre sang avait pris les armes contre le pays dont elle et son mari avaient toujours pensé qu’il était le rempart contre le capitalisme et contre la vision du monde à laquelle ils avaient pourtant consacré toutes leurs luttes. Ce fils devait savoir ce qui s’était réellement passé à l’Est, et elle voulait faire pénitence pour lui. C’est pour cette raison que tout lui était égal, même la perspective d’être pendue comme communiste à un croc de boucher.

— Y avait-il beaucoup de conflits dont vous auriez eu connaissance entre voisins de l’immeuble ?

— Je ne m’en suis jamais préoccupée, de ces camarades du peuple serviles et rampants, de ces joyeux fêtards…

— Qu’est-ce qu’il s’est passé ensuite, entre Karasek et vous ?

— Je lui ai tourné le dos, et puis, de toute façon, les autres ne m’adressaient jamais la parole. Au début, Karasek a continué à faire ses blagues idiotes ou à hurler dans les escaliers que j’aille au diable. L’immeuble ne lui appartenait pas encore à cette époque-là. Ensuite, il l’a acheté, enfin plus ou moins, aux Rosenkrantz et après, curieusement, il m’a fichu la paix. Quand il se pavanait dans son bureau, je crois qu’il se prenait pour un grand homme d’affaires. Il y avait beaucoup de va-et-vient et il portait toujours des costumes chers pour se couvrir la couenne. Il jouait aussi les attentionnés.

— Vous connaissiez ses visiteurs ? Qu’est-ce qu’il faisait, comme affaires ?

— Je ne sais pas. Je n’en ai jamais su grand-chose. J’avais mes propres problèmes.

Il n’y avait plus rien à en tirer.

— Bien, Frau Everding, je ne vais pas vous déranger plus longtemps.

Elle le regarda, l’air interrogateur.

— Je vérifie votre alibi, et vous êtes débarrassée de moi.

Il sortit sans la saluer.

Le surveillant et un coup d’œil sur la feuille de présence confirmèrent ses dires. Elle avait regagné son coin et s’entretenait avec une femme qui tenait en main un fer à repasser.

Dehors, il s’était mis à pleuvoir. Il regagna sa voiture. Il neigeait sûrement maintenant en Russie. Probablement même déjà en Ukraine. Peut-être aussi en Prusse-Orientale. Où pouvait bien se trouver le front de l’Est ? Où se trouvait l’Armée rouge ?

34

Kälterer étudiait les documents d’écrou lorsque, accompagné d’un brigadier, Georg Buchwald entra dans la cellule réservée aux visites. Ils demeurèrent à la porte et attendirent.

— Asseyez-vous, Herr Buchwald, dit-il en désignant la chaise qui lui faisait face de l’autre côté de la petite table.

Le porte-clés sortit.

Buchwald marchait avec peine, légèrement courbé en avant, l’air gauche dans ses souliers privés de lacets. Il se cramponnait des deux mains à son pantalon brun. Pas de ceinture ni de bretelles. L’homme avait l’air désespéré. Il s’assit avec précaution en grimaçant de douleur. Ses lèvres éclatées étaient couvertes de croûtes de sang séché. Il se passa une main dans ses rares cheveux pour les ramener en arrière. Kälterer remarqua plusieurs ecchymoses sur le front. L’œil droit était enflé et injecté de sang. Buchwald évitait son regard et semblait se concentrer sur le plateau noir de la table. Une victime typique, quelqu’un que tout le monde piétinait aussitôt que l’occasion s’en présentait.