Kälterer lui tendit un paquet de cigarettes. Il en tira une d’un geste lent et eut un mouvement de recul, effrayé quand Kälterer craqua une allumette devant son visage.
— Vous êtes Georg Buchwald ?
L’homme acquiesça prudemment.
— Typographe, domicilié à Kreuzberg, Muskauer Strasse, né à Hameln le 12 mars 1906 ?
Nouveau « oui » de la tête.
Kälterer se leva et se plaça derrière le pathétique petit tas de misère. Il tira une bouffée de sa cigarette et contempla l’accusé. Il avait aussi des meurtrissures dans la nuque et sur le cou. La chemise blanche sans col était tachée de sang. Buchwald voulut tourner la tête, mais il ne réussit qu’à gémir. Kälterer lui passa brusquement le pouce dans le dos.
Buchwald cria, en rentrant la tête dans les épaules et en levant les coudes.
— Excusez-moi, dit Kälterer en se rasseyant.
Il écrasa son mégot dans le couvercle d’une vieille boîte en tôle qui servait de cendrier et qui avait contenu des chocolats Schoka-Kola.
— Bon, racontez-moi ce qui vous est arrivé. Vous en avez une tête ! C’est effrayant.
— Je…
Buchwald s’interrompit et se passa la main dans le cou.
— Je suis tombé dans l’escalier, finit-il par articuler péniblement.
— Vous racontez n’importe quoi, Herr Buchwald.
L’homme le regarda fixement.
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
— Soit. Passons à la question suivante : pour quelles raisons avez-vous tué Angelika Frick ?
— Je ne l’ai pas tuée.
L’homme murmurait presque.
— Je ne l’ai pas tuée, l’imita Kälterer. Vous n’êtes pas capable d’affronter la vérité ? Il est vrai que je ne me suis pas présenté, quelle impolitesse ! Je suis le Sturmbannführer Kälterer, Office central pour la Sécurité du Reich, Gestapo.
Il vit Buchwald pâlir sous ses écorchures sanguinolentes.
— C’en est fini pour vous, mon vieux, avouez, avouez tout simplement, et on vous laissera tranquille.
— Mais puisque je vous dis que ce n’est pas moi !
Il y avait comme un air de défi dans ce murmure rauque.
La victime typique était plus coriace qu’il ne l’avait pensé. Kälterer était presque certain que cet homme disait la vérité. Même s’il ressemblait en ce moment au sous-homme bolchevique des actualités cinématographiques hebdomadaires, à sa manière Buchwald se battait contre la peine capitale. On ne naît pas victime, on le devient, selon les circonstances, suivant l’époque. Tout le monde pouvait devenir victime. Kälterer alluma une nouvelle cigarette et posa la photographie de Karasek sur la table.
— Connaissez-vous cet homme ?
— C’est Egon Karasek.
Il avait dit cela d’un ton calme, assuré.
— Il a été assassiné.
— Vous voulez me coller ça sur le dos aussi ?!
La voix de Buchwald tremblait de nouveau, chavira presque.
— Non. Au moment du meurtre, vous étiez à l’imprimerie. J’ai vérifié. Et puis, je ne suis pas votre nouvel officier d’interrogatoire, Buchwald, je m’occupe de l’affaire Karasek. Tout le reste m’est complètement indifférent. Mais si vous m’aidiez, ne serait-ce qu’un peu, je pourrais peut-être glisser un mot pour vous, pour vous éviter de rencontrer un nouvel escalier.
L’homme lui lança un bref regard, puis s’accouda à la table.
— Je n’ai jamais fait de mal à personne. Et certainement pas à Angelika. Même si de temps en temps elle aurait mérité une bonne paire de claques…
— Angelika Frick était votre fiancée, n’est-ce pas ?
Buchwald acquiesça.
— Oui, mais nous nous sommes séparés.
Il réfléchit.
— Pour être juste, on allait se séparer ; enfin, je ne voulais plus avoir affaire à elle, parce que… parce qu’elle ne voulait plus de moi, elle prétendait toujours valoir mieux.
Kälterer tira son carnet de la poche de son manteau et, du bout de la langue, humidifia la pointe de son crayon.
— A votre avis, Herr Buchwald, pourquoi êtes-vous ici ? Pour quelles raisons vous a-t-on arrêté ?
— Avant qu’elle soit assassinée, il y a eu cette dispute, une nuit. Je l’ai raccompagnée et j’ai voulu monter avec elle dans son appartement.
Il se passa la main sur l’avant-bras en grimaçant.
— Je voulais coucher avec elle, quoi. Mais elle n’a pas voulu. Alors je lui ai crié dessus. Et elle m’a répondu sur le même ton. Que je n’étais qu’un ersatz, une petite pointure, tout juste bon à fréquenter pour s’amuser un peu, quand il n’y avait rien d’intéressant à la radio. J’ai failli lui en claquer une. Je l’ai houspillée, l’ai plaquée contre la porte de l’immeuble. Mais je ne l’ai pas tuée.
Il reprit sa respiration.
— Les voisins ont dû entendre le bruit. Le commissaire dit qu’un témoin prétend m’avoir vu le soir du meurtre. Mais ce soir-là, j’étais seul à la maison, seulement personne ne me croit et je ne peux pas le prouver. Je n’ai pas mis les pieds chez elle ce soir-là. Je suis innocent. J’étais chez moi quand c’est arrivé.
— Soit ; revenons-en à l’affaire Karasek. Corrigez-moi si je me trompe. Avec votre Angelika, vous avez fréquenté les autres habitants de la Sophienstrasse 8 et fait la connaissance d’Egon Karasek ?
Buchwald approuva d’un signe de tête.
— Il y avait toujours une petite fête, chez l’un ou l’autre. Mais je n’y ai assisté que deux ou trois fois. Sinon, je les connais uniquement parce qu’Angelika bavardait avec eux dans les escaliers.
— Bien, ponctua Kälterer. Dites-moi : qu’est-ce qui se disait sur Karasek ? Quels genres d’affaires faisait-il, avait-il des amis, lui connaissez-vous des ennemis ? Soupçonnez-vous quelqu’un de l’avoir assassiné ?
— Je ne sais pas.
Les épaules de Buchwald se reprirent à trembler.
— Apparemment, ses affaires marchaient très bien, mais il n’en a jamais rien dit de précis. Je sais qu’il a acheté l’immeuble d’un Juif qui voulait émigrer. Et selon les rumeurs, il n’avait eu aucune raison de se plaindre du prix. Mais tout cela ne m’intéressait pas. Je suis typo, et dans l’immeuble on était plutôt marchand ou épicier. Tous des ambitieux, comme Angelika. Et aujourd’hui je m’étonne qu’elle m’ait emmené à ces fêtes.
Il s’interrompit pour fixer de nouveau le plateau de la table.
— Continuez. Et tenez-vous-en aux faits.
L’homme leva les yeux.
— Vous savez, malgré les progrès de notre communauté patriotique, tout ce qui est bourgeois m’est plutôt resté étranger. Mais peu importe, j’ai d’autres soucis maintenant. Au fond, ils ne m’intéressaient pas. En dehors des fêtes et des brèves rencontres sur les paliers, je n’avais aucun contact avec les voisins. Tout ça n’était que superficiel. Ça ne m’a jamais bien enthousiasmé. D’ailleurs, après le bombardement, je n’ai plus revu personne, à part Stankowski, que j’ai croisé une fois par hasard, dans la rue.
Il reprit une cigarette du paquet que lui tendait Kälterer et s’efforça de l’allumer lui-même.
— Où se passaient ces fêtes ?
— Dans l’immeuble, chez l’un ou l’autre. Une fois aussi, Haas avait invité dans son jardin ouvrier.
— Bodo Stankowski, il venait aussi aux fêtes ?
— Oui, il en était.
— Et qu’est-ce que vous savez à son sujet ?
— C’est certainement pas lui qui a tué Karasek ! Fallait voir comme il était toujours accroché à ses basques, guettant que quelques miettes tombent de la table du festin. Vous savez, il faisait partie de ces gens serviles, une sorte d’homme de peine, il faisait tout ce que Karasek lui demandait. Et il a fini par reprendre le magasin de Haas. Mais je n’en sais pas plus, cela faisait un certain temps que je ne voyais plus Angelika.