— Arrêtez-vous, nom de Dieu ! Gestapo !
L’homme se précipita derrière lui, se jeta contre le portail, secoua la clenche comme un forcené, agrippa le panneau grillagé qu’il tira frénétiquement vers lui.
Haas courut quelques secondes en poussant son vélo, sauta en selle, chercha les pédales sous ses pieds. Trois, quatre puissants coups, un claquement sec, et il moulina dans le vide.
La chaîne avait sauté ! Il perdit le contrôle de l’engin, réussit à faire encore quelques mètres en zigzag et finit sa course dans la haie de l’allée centrale.
À environ vingt mètres derrière lui l’homme, qui avait enfin réussi à ouvrir le portail, se lançait sur le chemin.
Il se releva, empoigna sa bicyclette et reprit sa course. Il entendit derrière lui des pas rapides sur le sol détrempé. Il allait être rattrapé. Sur le point de se débarrasser de son vélo, il entendit un court râle et le bruit de la poursuite cessa. Il se retourna. Son poursuivant était plié en deux au milieu du chemin, le souffle court, serrant sa cuisse des deux mains.
Il reprit de plus belle sa course jusqu’au carrefour, se précipita dans le chemin de droite qu’il suivit sur quelques mètres, puis tourna sur la gauche dans l’intention de franchir un fossé. Il prit sa bicyclette à l’épaule, pataugea dans l’eau glacée qui lui montait aux genoux, gravit la berge abrupte et disparut dans les fourrés d’un bosquet voisin. Il trébucha dans les sous-bois, vélo toujours à l’épaule, et atteignit enfin un chemin carrossable dont il savait qu’il le conduirait aux alentours de Lichtenberg. Dissimulé derrière des buissons, il remonta la chaîne et sauta en selle.
Plus il s’éloignait de sa parcelle, plus les battements de son cœur reprenaient leur rythme normal. Il finit même par prendre conscience de la pluie battante qui l’empêchait presque de voir et alourdissait de plus en plus son manteau. Tremblant de froid, il roulait aussi vite que possible, appuyant gaillardement sur les pédales. A chaque mouvement l’eau clapotait dans ses bottes. Mais le pire, c’est qu’il avait perdu ce refuge si vital pour sa survie. Ils avaient repéré sa cachette et il ne pourrait plus jamais retourner dans sa cabane. Il avait perdu les boîtes de conserves péniblement amassées ces derniers mois, perdu la couverture chaude et ses vêtements de rechange. Au moins avait-il sauvé l’argent et les cartes d’alimentation qu’il avait toujours sur lui. Mais il avait besoin d’une nouvelle retraite. Atze Kulke l’aiderait certainement. Mais s’ils le chopaient, la vie d’Atze ne vaudrait plus un pfennig. Il ne pouvait pas faire ça à un vieux copain.
Il finit par apercevoir les premières maisons de Lichtenberg et tourna dans une rue vide. Dans tout Berlin, il n’y avait qu’une seule personne à qui il pouvait s’adresser et à qui, bon an mal an, il lui fallait bien faire confiance. Il n’y avait pas d’autre issue.
42
— Tous des bandits !
Le rire enroué du Gruppenführer éclate, il tend le bras par la vitre baissée de la voiture.
Il est assis sur la banquette arrière. La chaleur est suffocante et il doit continuellement éponger la sueur de son front. Il regarde par la fenêtre. Dans la rue poussiéreuse du village, un soldat est en train de mener une vache.
— Tout a l’air bien paisible, pourtant.
La voiture s'arrête. Trois adolescents passent, mains derrière la nuque, suivis de soldats en armes.
— Pas tant que ça. Ils se ressemblent tous, si on ne reste pas sur ses gardes, on se retrouve avec un couteau entre les deux omoplates.
Ils descendent de voiture. Quelques hommes chassent des poules qui caquètent. Ça sent la fumée.
— J’ai des spécialistes pour tout, dit le Gruppenführer. Je les répartis. Les uns s'occupent du fourrage, les autres sont capables de découvrir n'importe quelle planque…
Ils pénètrent dans une baraque. Le Truppführer se met au garde-à-vous.
— Rien de particulier à signaler. Pas de résistance. Pas d’armes jusque maintenant. Aucune perte.
— Combien ? questionne le Gruppenführer.
— A peu près quatre-vingts jusque maintenant.
— Où ?
— Près de l’église.
— Bon, allons-y.
Le Truppführer boucle son ceinturon. Ils sortent.
— … Je ne me suis encore trompé sur aucun de mes gars, dit le Gruppenführer, tourné vers lui. Ils font leur devoir avec une fidélité à toute épreuve envers le Führer et ils sont fermement convaincus de la nécessité de ce combat. Les représailles et des punitions impitoyables, c’est le seul langage que comprenne cette racaille surexcitée. (Il s’interrompt.) C’est comme je le dis. D’autres rasent purement et simplement les maisons à la dynamite. J’ai là des spécialistes qui en un rien de temps sont capables de ramener tout un village au niveau du sol.
Ils débouchent sur la place de l’église. Les habitants du village sont serrés le long du mur.
— Naturellement, l’homme le plus important dans tout ça, c’est vous, Hauptsturmbannführer, vous et votre exceptionnel talent d’organisateur.
Le Gruppenführer dit toujours ça avec une pointe d’ironie.
— Enfin, l’organisation militaire habituelle, quoi !
Quelques soldats fouillent les gens, le doigt sur la détente de leur PM. De jeunes enfants pleurent. Un deuxième classe photographie le Gruppenführer. Des rires fusent d’une baraque.
— D’autres, en revanche, voient impitoyablement ce qu'il convient de faire. Dans notre combat contre ce complot mondial judéo-bolchevique, ils savent se servir sans la moindre pitié du glaive tranchant de notre nouvelle foi, si je puis m’exprimer ainsi, de manière imagée.
Le Gruppenführer ricane, la chaleur étouffante de midi ne semble pas le déranger. Lui, au contraire, est en nage. Il s’évente avec sa casquette à visière.
— Bah, ajoute le Gruppenführer, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. Il faut que nous en finissions avec ces bêtes féroces. Mieux vaut ne pas se demander ce qu'ils feraient de nous s'ils étaient à notre place…
Le Gruppenführer jette un œil aux habitants du village, tassés contre le mur de l’église, mains derrière la tête.
— La division du travail, c'est bien, mais il faut qu'on puisse faire confiance à chacun, individuellement.
Il se passe la main sur la nuque.
Un cochon traverse la place en courant, grouine, fait des zigzags. Deux soldats lui courent après.
Il ne comprend pas assez vite. Le soldat photographie le portail de l’église. Une femme hurle de manière hystérique. Il remarque l’ombre trop tard, trop interloqué pour réagir. Elle s’accroche à lui, le frappe au visage, l’agrippe férocement, hurle quelque chose, lui crache dessus. Il sent ses ongles qui s’enfoncent dans sa gorge, comprend que la chair est arrachée. Elle veut le tuer, cette maudite gamine. Il essaie de se dégager. Une sentinelle s’approche d’un bond et de la crosse de son fusil frappe la jeune fille dans les reins. L'étreinte se desserre. Il la repousse. Les hommes la jettent brutalement à terre. Il se passe la main sur la gorge, près de la pomme d’Adam, là où ça fait mal. Incrédule, il contemple sa main ensanglantée. Putain de salope !