Il ne vit ses vêtements trempés nulle part. Il trouva en revanche sur le dossier d’une chaise du linge de corps qui ne lui appartenait pas, une paire de pantalons, une chemise et un pull-over. Karine avait dû revenir alors qu’il dormait profondément pour échanger ses habits mouillés contre ces vêtements secs.
Ils étaient un peu trop grands pour lui et son corps maigre flottait dedans, mais il avait chaud et se sentait en sécurité. Il se dirigea vers l’avancée du chien-assis et regarda dans la cour recouverte d’une mince pellicule de neige. Des nuages de vapeur blancs sortaient d’une petite fenêtre de la buanderie, se dissipant rapidement dans l’air froid. Quelques pigeons picoraient des graines éparpillées dans la neige.
Cette arrière-cour idyllique et le sentiment d’être en sécurité lui firent oublier un temps qu’une guerre faisait rage à l’extérieur, qui pouvait d’une minute à l’autre changer sa confortable cachette en un tas de ruines fumantes. Il alla vers les étagères murales et regarda les livres. À côté d’une collection dépareillée de Karl May, il découvrit des éditions populaires de Franz Jung et d’Upton Sinclair, des œuvres de Theodor Pliever et de Walter Mehring. Un petit volume de poésie éveilla son intérêt. Il laissa filer les minces feuilles sous son pouce et s’arrêta sur une page au hasard.
Le sbire SS, la Frick, Stankowski. Tous morts. Assassinés par lui. Il s’étonna de la froideur avec laquelle il considérait ces faits.
Il ne put s’empêcher de ricaner. Mais qui était donc ce — il referma le livre et lut le nom sur la couverture — Jakob Haringer ? Le volume de poèmes avait paru en 1925 chez Kiepenheuer avec une préface d’Alfred Döblin ; celui-là, il le connaissait, naturellement.
Les pages bruissèrent sous ses doigts. Il prit place sur le canapé. Une autre page, un nouveau poème. Haas lisait à voix basse.
Soudain l’escalier grinça. Il posa le livre sur la table et regarda la trappe qui basculait lentement. Il se précipita vers Karine chargée d’un plateau avec un casse-croûte. Il la débarrassa et l’accompagna au divan, sur lequel elle s’assit avec un profond soupir de lassitude.
— S’il y a quelque chose que je déteste, c’est bien le jour de la lessive ! Faire du feu sous la lessiveuse, tremper le linge, le frotter, rincer, sécher, repasser tout ça pour avoir des gerçures aux mains pendant des jours et des jours !
Elle hocha la tête en regardant ses mains rougies et enflées. Puis elle enleva le morceau d’étoffe coloré dont elle s’était coiffée en turban et secoua ses cheveux blonds. Sous un long et lourd tablier en caoutchouc, elle portait une chemise grossière dont elle avait remonté les manches et un pantalon de mécanicien enfoncé dans des bottes, en caoutchouc elles aussi, qui lui montaient aux genoux.
— Je sais, j’ai l’air affreuse ; mais impossible de faire autrement aujourd’hui.
Elle dénoua le tablier et le posa sur le dossier d’une chaise.
— Mais, comment allez-vous ? Avez-vous bien dormi ?
Il répondit d’un battement de paupières.
— C’est tellement bon d’avoir des vêtements propres. Je n’ai rien pu laver pendant tout ce temps.
— Ces affaires appartenaient à mon mari, dit-elle. Il n’en a plus besoin, le pauvre, là où il est, c’est tout à fait normal que je vous aide avec ça. En plus…
Elle lui sourit en clignant les paupières.
— … vous commenciez à sentir un peu comme un vieux sac à patates. J’ai lavé vos vêtements sales, mais j’ai dû jeter votre linge de corps ; il était en lambeaux — impossible de faire autrement.
Il se sentit rougir.
— Faut pas que ça vous gêne, poursuivit-elle, par les temps qui courent, il y a pire qu’un caleçon troué et sale.
Il lui sourit.
— L’essentiel, c’est que vous alliez bien maintenant.
Il acquiesça d’un signe de tête et ils se turent quelques instants. On n’entendait que le crépitement du feu. Il rompit le silence :
— Mais pourquoi vous faites ça pour moi ? Vous ne me connaissez même pas.
Karine le regarda dans les yeux.
— Vous aviez tout simplement l’air de quelqu’un qui a un urgent besoin d’aide.
— Mais je pourrais n’être qu’un simple assassin.
— Possible, dit-elle, mais croyez-moi, pendant toutes ces années mon regard s’est affûté et je sais qui a vraiment besoin d’aide et qui ne pense qu’à son propre intérêt. Et vous n’êtes certainement pas un criminel, je l’aurais senti.
Elle se baissa, retira ses bottes, replia ses jambes sous elle et se blottit confortablement dans un angle du canapé. De la main, elle désigna le casse-croûte.
— Allez-y, vous devez avoir une faim de loup. Et tout en mangeant, vous aurez peut-être la gentillesse de me raconter la suite de votre histoire. Avant-hier, vous vous êtes endormi au milieu d’une phrase.
Il leva les yeux.
— Avant-hier ?
— Oui.
Karine lui sourit.
— Vous avez dormi pendant presque deux jours. Vous en aviez certainement bien besoin.
Il se passa la main sur le visage et approuva.
— Où en suis-je resté ?
— On est venu vous arrêter suite à la fête de la Saint-Sylvestre…
Tout lui revint immédiatement en mémoire. Il était entré dans le bistrot tard le soir, trempé comme une soupe et à bout de forces. Elle l’avait reconnu tout de suite, avait abandonné ses clients quelques instants pour le conduire dans l’arrière-salle plus calme. Elle avait à peine écouté la demande de secours qu’il ne parvenait qu’à balbutier difficilement, lui avait préparé de quoi manger et l’avait conduit à la soupente. Elle avait allumé le feu et lui avait conseillé de retirer ses habits trempés et de se coucher sans plus tarder. Après l’heure officielle de fermeture, elle était revenue avec une bouteille de vin. Ils s’étaient alors présentés, elle s’appelait Karine, Karine Bulthaupt. Depuis que son mari était tombé, elle s’occupait de la brasserie avec sa plus jeune sœur et le cuisinier. Après un certain temps, il avait commencé à raconter sa propre histoire. D’abord indécis, il s’était mis à parler de plus en plus vite. Après toutes ces journées et ces nuits de solitude, toute son histoire s’écoula, d’abord par saccades, jusqu’à ce qu’un barrage cède. Et ce furent des phrases en cascade, d’abord plus ou moins sans suite, avec le sentiment qu’il devait parler de tout cela une fois pour toutes, à haute voix, pour que quelqu’un connaisse enfin sa vie. Il avait presque tout raconté à Karine Bulthaupt, sa famille, ses frères, son enfance jusqu’à son mariage, son indépendance comme petit commerçant au détail jusqu’à la naissance de Fritzchen, de la modeste aisance à laquelle il était parvenu, de ce mariage bien trop court et de cette fatale soirée de la Saint-Sylvestre. Il se rappelait à présent exactement les dernières paroles qu’il avait dites à Karine l’avant-veille : « La Prinz-Albrecht-Strasse, on a l’impression que c’est si près, mais dans la cave, dans les cellules, j’étais si loin… » Il avait dû ensuite s’endormir d’épuisement.