Il prit une tartine et mordit dedans. Le goût délicieux de saindoux sur sa langue.
— Qu’est-ce qui vous est arrivé ensuite, quand on est venu vous arrêter ?
Il finit de mâcher et dit :
— J’ai d’abord été enfermé à Bautzen, puis ils m’ont transféré à Buchenwald. Et c’est là, Frau Bulthaupt, que mes yeux se sont définitivement dessillés, que j’ai compris ce qui se passait réellement dans notre pays…
— Vous avez été à Buchenwald ?
Elle se redressa et le fixa en plissant les yeux.
— Mon Dieu, et on vous a relâché ?
Il n’aurait pu avaler une bouchée de plus.
— Relâché ?
Il posa le reste de la tartine sur le plateau.
— On ne relâche personne de Buchenwald, ni d’autres camps de concentration. Ce sont des camps de la mort. Plus personne n’en sort vivant. Ne survit que la lie criminelle et sans scrupules, celle qui se vend comme kapo et rend infernal le restant de leur misérable vie aux autres détenus.
Sa voix s’était durcie.
— C’est donc vrai… murmura Karine.
— Oui, bien sûr, c’est vrai. Tout est vrai. Chaque infamie est exacte, chaque machination authentique. Là-bas, c’est l’enfer. Les gens crèvent comme des mouches, il en meurt tous les jours. De faim, d’épuisement, à la suite de mauvais traitements — tous meurent — quelle que soit la raison pour laquelle ils sont enfermés là. On est réduit à néant, on nous traite comme des bêtes. Le camp… je n’arrive même pas à en parler correctement. Personne ne ménage plus personne, c’est tous contre tous. Et celui qui ne supporte pas ça reste au bord du chemin, il y en a qui se pendent… (il avala sa salive) avec leurs propres vêtements. J’allais presque en faire autant, et pourtant j’avais tellement prié pour qu’on me laisse sauve ma putain de vie, j’étais tombé à genoux devant ce porc, j’ai appelé ma mère…
Il s’interrompit, fut incapable de reprendre. Il avait l’impression que le souffle lui manquait, que son cœur battait à une allure folle.
— Comment avez-vous réussi à en sortir ?
La question de Karine le ramena dans la soupente. Il respira plus tranquillement, les mains agrippées à ses genoux pour calmer ses tremblements. Elle se leva, vint vers lui, lui mit un bras sur les épaules et lui caressa le visage. Il se laissa aller contre elle et ferma les yeux. Il sentit la douceur de ses seins. Être petit et protégé, se blottir, se laisser caresser, tendres contacts…
— Comment avez-vous réussi à en sortir ?
Il se concentra de nouveau sur son récit, nia son désir.
— En août, il y a eu ce raid aérien sur les camps annexes. Je me suis évadé en profitant de la confusion et j’ai réussi non sans mal à regagner Berlin. J’ai vraiment eu beaucoup de chance, toutes ces journées sur les routes. Mais ensuite…
Son contact lui parut soudain insupportable, il desserra l’étreinte et se leva.
— Notre immeuble avait été rasé pendant un bombardement. Des décombres, des ruines. Ma femme et mon fils…
Il se détourna et continua de parler dos tourné.
— Ils ont été tués lors du raid. Il ne reste plus rien, le magasin, notre appartement, Lotti, Fritz. J’ai tout perdu…
Il ne put retenir ses larmes, pleura sans bruit en fixant le mur qui jouxtait la fenêtre obscurcie du pignon.
Il entendit qu’elle se rasseyait sur le canapé. Elle attendit, des minutes durant, sans prononcer une parole, lui laissant le temps de se ressaisir. Il finit par se rapprocher du poêle et tendit ses mains. Il n’avait pas froid, simplement envie de sentir la chaleur.
— Comment avez-vous survécu ces derniers mois ?
Le ton de sa voix était couvert.
Il se retourna et vit ses yeux rougis de larmes. Il se rassit sur la chaise à côté d’elle, lui prit la main en hésitant et la serra. Elle répondit à son geste.
— Des amis m’ont prêté de l’argent et m’ont donné des cartes d’alimentation.
C’était un mensonge, mais cela n’avait aucune importance.
— Il m’en reste encore assez pour le moment, mais je ne peux absolument pas remettre les pieds dans mon jardin…
— Non, bien sûr.
Elle se leva.
— Vous allez rester chez moi en attendant. Vous êtes en sécurité ici. Je trouverai bien une solution pour la suite. J’ai de bons amis qui me soutiennent. Mais avant tout, il vous faut des papiers à peu près fiables. Combien d’argent vous reste-t-il ?
— Pas tout à fait trois mille reichsmarks.
Il reprit la tartine de pain et l’engloutit en deux bouchées.
— Ce n’est pas trop pour des papiers acceptables, mais je vais voir ce que je peux faire.
Elle lui sourit.
— On y arrivera.
Ils étaient assis en silence l’un à côté de l’autre. Elle se leva.
— Il est temps que je me sauve. Il faut que je prépare la boutique pour le soir. Je suis certaine que Suzanne m’attend déjà.
Elle désigna le reste des tartines.
— Vous pouvez manger tout, c’est pour vous. Et reposez-vous. Mais ne sortez d’ici sous aucun prétexte. Je repasserai demain matin. A bientôt.
Elle disparut par la trappe qu’elle rabattit sur elle. Il épia le bruit de ses pas jusqu’à ce qu’il cesse. Puis il se pencha en avant, enfouit son visage dans ses mains et sanglota comme un petit enfant.
44
Noël approchait à grands pas. Olmuz avait été repris, Strasbourg était tombé, Venlo avait été abandonné, Budapest était menacé. Rien cependant ne laissait deviner une issue incontestable. La guerre semblait encore vouloir passer un hiver. Noël. Peut-être que cette fête rendrait Merit plus accueillante.
Il n’y avait aucune trace de Haas, rien de nouveau. Il n’avait pas fait tellement d’efforts non plus. Et pourquoi donc ? Langenstras ne bougeait pas, aucun nouvel ordre ne lui était parvenu. Ce qui lui convenait parfaitement. Tant qu’il pourrait remplir son devoir à Berlin, il n’irait pas au front. Il n’était pas pressé.
Mais il fallait qu’il parle à Merit. Il ne comprenait pas que tout ce qu’ils avaient vécu ensemble ne compte plus pour elle. La guerre était perdue, dans un avenir plus ou moins proche le cauchemar serait terminé. Il faudrait prendre un nouveau départ. Noël, la fête de la paix, était une bonne occasion pour tirer les choses au clair avec elle.
— Bombes explosives, quatre ou huit tonnes, belles bêtes, proclama d’une voix claire le gamin d’environ neuf ans. Un bonsoir des tommies, l’avant-dernière nuit. Un Lancaster, à tous les coups.
Kälterer contempla la façade gris-brun de l’immeuble. On avait cloué des cartons et des planches à deux des trois fenêtres de l’appartement de Merit. Du crépi était tombé du mur en grandes plaques et plusieurs fentes montaient en ramage vers le toit. Les vantaux de la porte cochère étaient ouverts, celui de gauche pendait au gond supérieur, arraché par le souffle d’une explosion.