Le jeune garçon était près de la porte et le regardait d’un air important. Joues et nez luisant de froid, de la morve lui coulait de la narine droite. La tête et les oreilles étaient protégées par un passe-montagne noir en laine, sur le devant duquel était cousue une petite visière, comme sur les casquettes des hommes de l’Armée rouge. Son manteau gris lui battait aux mollets. Seules les pointes de ses doigts dépassaient des manches trop longues et serraient fermement un long bâton en bois qu’il traitait comme un fusil et pointait vers les pavés.
— Tu habites ici ?
Le garçon renifla.
— Ouais, mais pas depuis longtemps. Jusqu’au mois de novembre, on était à Spandau. Mais une bombe incendiaire a traversé tout l’immeuble. Il n’y avait plus rien à faire. On habite chez grand-mère maintenant, tout là-haut.
— Mais ici, à part des carreaux cassés, il ne s’est rien passé de grave ?
— Non, je fais attention, je veille.
Il voulut lui passer la main sur le passe-montagne en entrant dans l’immeuble, mais le gamin fit un bond en arrière et se réfugia derrière un battant de la porte.
— Dans un an, je rentre aux Novices, cria-t-il en présentant les armes avec son manche en bois. Mon grand frère est déjà à la Hitlerjugend.
Kälterer se fendit d’un salut réglementaire et monta l’escalier.
La sonnette ne fonctionnait pas. Il frappa à la porte et attendit. Peut-être serait-elle contente qu’il arrive ainsi, à l’improviste. Peut-être n’attendait-elle qu’un geste. Mais aucune de ses lettres n’avait jamais reçu de réponse, elle avait toujours refusé son argent. Tout cela n’était pas bon signe.
Elle ouvrit. Un court instant, il crut lire de l’étonnement sur son visage. Mais elle se reprit aussitôt et fit la grimace.
— Alors, Hauptsturmführer…
— Sturmbannführer, rétorqua-t-il, et il se dit illico qu’il aurait mieux fait de se mordre la langue.
On ne pouvait imaginer plus mauvaise entrée en matière. Elle leva les yeux au ciel mais lui ouvrit néanmoins le passage. Pourquoi cette femme l’impressionnait-elle au point qu’il commettait de semblables erreurs de débutant ?
Elle le précéda dans la cuisine, se retourna et lui désigna la fenêtre.
— Regarde-moi ça, je n’ai trouvé qu’un seul carreau, mais pas de mastic, que des pointes pour le faire tenir en place. Tu crois que ça irait en bourrant du papier mâché ?
Un seul carreau était encore intact dans un des battants de la fenêtre, celui du haut ; tous les autres étaient remplacés par du carton, ce qui plongeait la pièce dans la pénombre.
— Tout est cassé. Depuis hier, je n’arrête pas de nettoyer et de ranger.
La porte de la cuisine était brisée en trois morceaux ; elle gisait sur le sol de l’entrée à côté de fragments de crépi qu’elle avait balayés en un tas, de bouts de bois de toutes tailles, de terre même et d’éclats de vitres. Les portes du salon et de la chambre à coucher étaient intactes, mais appuyées contre la cloison car les gonds avaient été arrachés.
— Que de la saleté, des débris, des éclats. Tu peux prendre ton temps pour admirer. Les fleurs sont toutes fichues, il ne reste plus une feuille, les pots sont cassés.
Il alla à la fenêtre de la cuisine. Il reconnut à cinquante mètres les restes de l’immeuble à l’angle de la Leibnizstrasse. L’onde de choc de l’explosion avait dû partir de là, puis secouer tout l’immeuble, tout arracher, même ce qui était solidement fixé. Et la porte d’entrée de l’appartement était restée en place parce que le souffle avait perdu de sa force en s’acharnant sur les autres portes.
Merit se laissa tomber lourdement sur une chaise de cuisine.
— Il ne reste plus rien debout, tout est sens dessus dessous. Le gaz ne marche plus, il n’y a plus de courant. De toute façon, ça n’a aucune importance, toutes les ampoules sont fichues. Je ne peux pas faire la cuisine, je n’ai rien à te proposer.
Elle se tut un instant et le regarda.
— Mais qu’est-ce que tu viens faire ici ? Admirer les résultats de votre politique ? Dieu, que les Anglais doivent nous haïr !
Il posa une bouteille de liqueur sur la table.
Elle ouvrit le buffet de cuisine dont les carreaux étaient cassés aussi.
— Et le pire, c’est qu’ils ont raison.
Elle essuya deux verres avec un torchon usé et les posa devant lui.
Elle était belle malgré les yeux cernés, la peau fatiguée, l’absence de maquillage ! Il avait toujours aimé la regarder. Partout. Il avait aimé la toucher, aimé sentir la douceur de sa peau. Il aurait voulu se lever, la prendre dans ses bras, l’embrasser dans la nuque, sous les petits cheveux qui dépassaient de son foulard poussiéreux. Mais il savait que c’était déjà une chance d’être assis là, à la table de la cuisine.
Comme si elle avait senti quelque chose, elle se débarrassa de son tablier et de son foulard. Ses longs cheveux bouclés se répandirent sur la veste en laine claire, sale à présent, qu’elle portait déjà avant la guerre.
— Regarde-moi tout ce chaos, dit-elle en se rasseyant. Seuls les verres à liqueur ont été épargnés, précisément ces affreux petits verres ; ils tiennent le coup, impossible de les casser.
— Je suis de retour à Berlin, dit-il, s’efforçant de garder une voix calme.
— Je le vois bien, répliqua-t-elle.
Elle prit la bouteille et se remplit un verre à moitié. Elle se mit à le siroter sans lever les yeux sur lui.
Le moment était manifestement mal choisi pour des retrouvailles. Mais y en aurait-il jamais un plus favorable ?
— Et toi, qu’est-ce que tu fais ?
— J’essaie de m’en sortir avec quelques leçons de piano. Le dimanche, je joue de l’orgue à l’église. Avant, on m’a obligée à travailler dans une usine, mais elle a été bombardée.
— Je suis de nouveau dans la police.
— Ce qui signifie ?
Elle le regarda soudain, droit dans les yeux.
— Comme jadis, répondit-il, faire que les rues soient plus sûres.
La réponse lui sembla certes un peu naïve, mais il ne s’était pas attendu à sa réaction.
Elle se mit d’abord à glousser, puis ses hoquets de plus en plus forts culminèrent en un fou rire tonitruant. Il était assis comme pétrifié sur sa chaise de cuisine et fixait le second verre à liqueur vide. Elle finit par se calmer et essuya ses yeux pleins de larmes.
— Alors, comme ça, tu veux rendre les rues plus sûres ? Ne va surtout pas présumer de tes forces.
Elle se remit à glousser. Il ne supporterait pas qu’elle recommence à rire.
— Pour l’amour de Dieu, Merit, reprends-toi.
— Dieu ? Tu invoques le nom de Dieu ?!
Sa voix était dure tout à coup, agacée.
— Quelle sale blague, après tout ce qui s’est passé.
— Mais écoute-moi donc cinq minutes. Je ne tiens pas à me disputer avec toi. Je suis venu te dire que tu avais raison sur tout ce que tu m’as reproché. Sur toute la ligne. Mais c’est du passé. J’ai obtenu une mutation. J’ai été blessé et j’ai passé un certain temps à l’hôpital militaire. Et maintenant me voici à Berlin pour faire à nouveau un travail correct.
— Un travail correct ?
La manière dont elle répétait ses paroles sonnait comme un reproche.
— Tu crois vraiment qu’après tout ce qui s’est passé, il suffit de travailler dans une fabrique de savon pour avoir les mains propres ? Tu crois ça, vraiment ? Qu’il suffit de dire : tout ce que j’ai fait, c’était de la merde, mais c’est terminé, je vais refaire un travail correct, et tout sera pardonné, et oublié. Tu crois vraiment que ça marche comme ça ?