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Tandis qu’elle parlait et que chaque mot augmentait sa rage, il remplit son verre à ras bord. Il ne savait que dire.

— On en sait de plus en plus, poursuivit-elle à voix basse. Vous étiez à peine en Pologne que tous les Juifs ont été massacrés, tous ceux que vous avez trouvés. Tu étais en Pologne, au milieu de tout ça…

— Je n’ai pas fait ça, la coupa-t-il en reposant vivement sur la table le verre qu’il s’apprêtait à porter à ses lèvres.

Elle haussa le ton.

— Mais tu as permis que ça se passe, tu y as prêté la main. Car tu es un rouage de leur machinerie. Et elle ne fonctionne que si tous tournent en même temps.

Il leva la tête, voulut rétorquer, mais elle fut plus rapide.

— Et ne viens pas encore me parler de ton devoir. Il n’existe nulle part un devoir qui t’oblige à assister des assassins. Cet État ne mérite pas la moindre indulgence.

Il vida son verre d’un trait.

— Merit, je viens de t’avouer que tu avais raison. Mais, au début, tout était différent, personne ne pouvait deviner où ça nous mènerait.

Il haussa les épaules.

— Mais tu n’es pas le seul en cause, nous sommes tous dans le coup. Nous avons trop laissé faire, et on va nous présenter la note. Et il va falloir que nous rendions tous des comptes, si toutefois nous voulons encore regarder quelqu’un en face sur cette terre.

Elle ne le regardait pas, fixait la table et il eut soudain le sentiment qu’elle le comprenait mieux que jadis, quand ils s’étaient séparés, qu’elle ne lui battait plus froid avec cette impitoyable rigueur. Elle se leva lentement et il observa le geste familier avec lequel elle rejetait ses cheveux en arrière. Elle débarrassa les éclats de verre du dessus du buffet de la cuisine avec une balayette et les fit glisser dans un tiroir vide. Ils s’étaient tous rendus coupables. Ils avaient tous été entraînés, tous avaient été inconscients, tous champions du détournement de regard. D’une manière ou d’une autre, ils étaient tous complices. Plus personne n’était capable de tracer une frontière entre culpabilité et innocence. Merit et lui, la distance qui les séparait n’était pas si grande. Ils pouvaient se retrouver, affronter ensemble ce qui les attendait, eux et l’Allemagne, quand la guerre serait perdue.

Elle lui tint sous le nez la pelle à ordures pleine de ce qui ressemblait à du sel.

— Tout est plein de ces débris de verre si fins qu’ils passent à travers les mailles des tamis. Impossible de trier. Tout l’appartement est plein de ces minuscules éclats de verre.

Elle versa le contenu de la pelle sur un tas de gravats dans l’entrée, retourna devant le buffet et passa une main sur le plateau de travail.

— Tout n’est plus que cendres et décombres, dit-il.

Il hésita, attendant sa réaction. Elle s’appuya sans un mot contre le meuble.

— Plus rien n’est comme avant, poursuivit-il. On ne peut plus rien y changer. Mais il faut continuer à vivre quand même, trouver une nouvelle voie, un arrangement.

Elle paraissait ne pas l’avoir entendu.

— Nous savons tous les deux que, d’une certaine manière, tout le pays est coupable, Hans. Nous avons été trop nombreux à défiler. Par conviction, par opportunisme, par peur ou par indifférence. Moi aussi, j’ai…

Elle hésita un moment.

— On ne pourra pas déclarer tout le peuple coupable… mais les responsables, ceux-là il faut leur demander des comptes !

— Et tu penses que j’en fais partie, n’est-ce pas ?

Il allait s’emporter, mais un regard d’elle suffit pour que sa colère se perde dans les sables.

— Je ne sais pas. Mais qu’est-ce que tu en penses, toi ?

— Je ne me sens aucunement responsable, je n’ai toujours fait qu’obéir aux ordres. Comme nous tous. D’une certaine manière, nous avons tous marché, non ?

— Mais tout le monde n’a pas obéi à ces ordres criminels.

Elle avait dit cela sur un ton de reproche, de défi presque.

— Celui qui n’obéit pas est passé par les armes. C’est comme ça !

Elle l’exaspérait et il se rendit compte qu’il haussait de nouveau le ton. Il serra le verre à liqueur vide dans sa main.

— Tu n’as jamais été confrontée à une telle situation, Merit, tu ne sais pas ce que c’est… Ne pas obéir aux ordres, facile à dire !

Il la regarda dans les yeux.

— Pourquoi es-tu aussi arrogante, Merit ? Tu connais la Bible par cœur pourtant : « Que celui qui n’est pas coupable jette la première pierre… »

Elle approuva lentement d’un signe de tête.

— J’ai quelques reproches à me faire. Moi non plus, je n’ai rien voulu voir les premières années qui ont suivi 1933, je n’ai pas voulu écouter quand Frau Hausner m’a raconté qu’elle avait peur qu’on vienne les chercher.

— Si tu voulais m’aider, j’en finirais avec tout ça.

Il parlait sérieusement.

Mais elle hocha la tête.

— Comment donc ? Tu rêves, Hans. Tu veux déserter, tu veux passer à la clandestinité, te cacher ? Crois-tu que ça effacerait tout ? Et puis je te connais, Hans. Tu te gardes toujours une porte de sortie.

— C’est comme ça que tu me parles ! Je suis ton mari, nous sommes encore mariés, tout de même ! Qu’allons-nous devenir ?

Elle quitta le buffet de cuisine, s’assit et le contempla de ses yeux noirs, pensifs, ces yeux qu’il avait toujours aimés, qu’il aimait encore tant.

— J’aurais aimé passer ces années affreuses avec toi. Tu m’as souvent manqué. Tu me manques…

Elle déglutit et murmura presque :

— Si seulement tu étais resté à la police… Mais je ne peux plus vivre avec toi maintenant. Même si je le voulais. Pour nous, il n’y a plus aucune chance, Hans.

— Mais je suis de nouveau policier. Je n’ai jamais cessé d’être policier.

— Mais arrête donc avec ça, c’est insupportable !

— Alors dis-moi ce que je dois faire.

Elle se tut un moment. Puis elle se leva et dit :

— Fais face à tes responsabilités, acceptes-en les conséquences.

Il la regarda fixement. Évidemment, pour elle, c’était la solution, faire pénitence, expier, quoi qu’il en coûte. Il avait oublié son fort attachement à la foi et aux valeurs chrétiennes. Mais il ne pouvait pas se laisser mener à l’abattoir comme un mouton.

— Qu’est-ce que cela veut dire, Merit ? Quoi que je fasse, je suis dans la merde, que ce soit avec toi, dans mon métier ou après la guerre. Tu veux que je dise à mes supérieurs : Allez vous faire foutre, je ne suivrai plus vos ordres parce que je ne veux plus, parce que j’ai des scrupules, que j’ai pris conscience de ce que je fais ? Ils me liquideront avant même que j’aie terminé ma phrase ! Ou est-ce que tu t’attends à ce que je déclare aux vainqueurs après la guerre : « Hello, je me présente, Sturmbannführer Kälterer de la SS, j’ai accompli mon devoir pour la patrie en Pologne et en France et j’ai obéi aux ordres, comme vous vous attendiez à ce que vos hommes le fassent aussi. » Mon uniforme noir leur suffira pour me fusiller. Droit des peuples ? Ils n’en ont rien à foutre. Faut-il que je me mette tout simplement dos au mur pour me laisser tirer comme un lapin ? C’est ça que tu attends de moi ?

Elle s’accouda à la table et se couvrit le visage des mains.

— Non, dit-elle à voix couverte, non, ce n’est pas ce que je veux… Mais qu’est-ce que nous allons devenir ?

Il se leva et lui posa prudemment la main sur l’épaule. Elle se laissa faire.

— Je te le jure, je n’ai jamais fusillé de femmes, d’enfants ou de Juifs. Il faut tout simplement que tu me croies. Nous sommes faits pour vivre ensemble, non ?