Il la trouva dans la cuisine. Elle s’était faite particulièrement belle pour lui. Elle portait un double rang de perles et une longue robe de soirée noire. Ses jambes étaient galbées de bas de soie à couture couleur chair qu’il ne lui connaissait pas. Elle était chaussée de fines sandales à talons hauts carrés. Elle était allongée sur le sol, jambes bizarrement tordues, une main sur la poitrine, là où la robe était pleine de sang. Ses yeux fardés fixaient le vide et ses lèvres maquillées rouge foncé étaient légèrement entrouvertes sur ses dents.
Pendant quelques instants, il n’éprouva rien. Il ne sentit que ses genoux qui mollissaient et se rendit compte qu’il s’accroupissait lentement. Il lui toucha le cou à hauteur de la veine jugulaire. La chair était froide et le pouls éteint. Elle n’avait pas mérité ça. Inge n’avait pas mérité ses mensonges. Il s’était seulement servi d’elle, comme on se sert d’ustensiles quotidiens… Personne n’avait mérité ses mensonges, peut-être pas même Langenstras. Et à présent cette femme, dont quelques heures auparavant il avait encore senti le souffle chaud et l’odeur de transpiration, était morte, étendue sous ses yeux sur le sol de la cuisine et il ne ressentait de pitié qu’envers lui-même.
Il se reprit. Inge était morte, manifestement poignardée. Il voulut lui fermer les yeux, mais se retint : il est interdit de toucher quoi que ce soit sur les lieux du crime. Il se releva et chercha des mobiles. Il était fort possible que le meurtre soit lié à l’affaire dont il s’occupait. Peut-être y avait-il des rapprochements qui lui avaient échappé.
Il fit à nouveau le tour des lieux. Comme d’habitude, l’appartement était propre et rangé. Inge avait de l’ordre et il n’y avait pas la moindre trace de fouille crapuleuse. Il y avait plusieurs bouteilles de vin sur la table de la cuisine. Sur un plateau en argent il vit des tranches de rôti froid soigneusement garni avec différents légumes de conserves. À côté du rôti, un couteau à découper auquel tenait encore une tranche de viande, comme si Inge avait été dérangée en plein travail. Elle avait tout préparé pour une belle fête, tout organisé à la perfection. Elle avait même trouvé une boîte de plaquettes en plomb à faire fondre dans une cuiller tendue sur la flamme d’une bougie et à précipiter dans un verre d’eau froide pour, selon la coutume, jouer à lire l’avenir dans la bizarrerie des formes ainsi obtenues. Il soupesa le carton, le replaça sur l’égouttoir. Pendu au dossier d’une chaise, il remarqua un torchon de cuisine auquel elle s’était sans doute essuyé les mains quand elle avait été interrompue dans ses préparatifs par son assassin.
Il ne découvrit aucune trace d’effraction sur la porte d’entrée. Le meurtrier avait dû sonner et elle avait tout laissé en plan, peut-être parce qu’elle avait pensé que c’était lui qui attendait devant la porte. Elle avait alors regardé son assassin dans les yeux. Une connaissance peut-être, ou un vieil ami, ou un simple visiteur. Il regagna la cuisine et fit le tour du cadavre, le contempla sous tous les angles. Il se rappela qu’elle avait parlé d’un petit calepin en cuir noir, elle l’avait déposé dans un tiroir de son bureau. Le meurtrier avait peut-être quelque chose à voir avec ses recherches. En ouvrant la porte, elle avait peut-être même fait face à un collègue.
Kälterer regarda la grotesque position des jambes d’Inge. Ses chevilles fines et ses mollets joliment galbés se dessinaient sous les bas de soie mats qui disparaissaient sous le bord de sa robe remontée à mi-cuisses. Il fut soudain pris de vertige. Sur la table de la cuisine, la sauce où baignaient les légumes avait refroidi et une peau blanchâtre s’était formée à sa surface. Il remarqua qu’on avait éteint le four. Et c’est alors qu’il vit que la lame du couteau était recouverte jusqu’au manche en bois de sang caillé.
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— Elle a manifestement été poignardée avec le couteau à trancher, affirma le collègue du service anthropométrique.
Il tenait en main le couteau plein de sang coagulé, manche précautionneusement enveloppé dans un mouchoir.
— L’assassin a tout simplement déposé l’arme du crime à côté du rôti. Macabre, non ?
Kälterer haussa les épaules. Le fonctionnaire de police essaya de repérer des empreintes digitales sur le couteau. Trois policiers fouillaient les autres pièces à la recherche d’indices exploitables.
Soudain, on entendit du vacarme dans la cage d’escalier. Les lourdes bottes de plusieurs hommes résonnaient sur les marches en bois. Quelqu’un cria d’une voix de commandement :
— Mais retournez donc dans vos appartements, il n’y a rien à voir !
Langenstras fit son entrée dans le vestibule, lança un bref signe de tête à Kälterer avant de se placer à côté de lui, le regard fixé sur le cadavre d’Inge. Un aide de camp inconnu de Kälterer surgit derrière lui.
Le Gruppenführer Walter Langenstras se déplaçait en personne, la nuit de la Saint-Sylvestre, sur le lieu du crime d’une employée subalterne ! Tout cela était bien étonnant.
— Quelle histoire stupide ! marmonna Langenstras en posant sa main sur l’épaule de Kälterer pour le guider vers la salle à manger.
Il tapota une cigarette sur son étui. Son aide de camp se précipita pour lui donner du feu.
— Quelle saloperie, et ça la veille du Nouvel An !
Le regard de Langenstras alla de Kälterer à la table dressée. Kälterer s’attendait à ce que le Gruppenführer lui donne la raison de sa présence, mais celui-ci se tut.
— Je vous ai négligé, Sturmbannführer.
Cigarette entre les doigts, Langenstras se mit à arpenter la pièce. Il ouvrit une des portes du buffet.
— Beaucoup à faire, vous savez ce que c’est.
— Je sais, Gruppenführer, vous êtes très occupé. Et je me suis dit que vous me feriez signe dès que vous auriez le temps d’écouter mon rapport. Le criminel est quasiment cerné, il ne reste plus que quelques petites questions à éclaircir.
Il s’en posait désormais plus que jamais, des questions, mais ne pouvait pas en discuter avec Langenstras. Pour cela, il lui fallait des preuves, des preuves irréfutables. Il fallait absolument qu’il mette la main sur le calepin dans le tiroir de son bureau.
— Il faut dire aussi que les circonstances actuelles ne favorisent pas l’enquête, ajouta-t-il. De nos jours, tout prend du temps.
Peut-être devrait-il lui livrer le nom de Haas, inventer rapidement un lien avec le meurtre d’Inge de manière qu’il puisse coller au ballon, qu’on ne lui retire surtout pas l’affaire. Il ne pouvait pas faire la moindre allusion à la piste qui le menait éventuellement à l’Office central pour la Sécurité du Reich. Cela pourrait lui causer de graves ennuis.
Après avoir mis son nez dans la dernière étagère basse du buffet, Langenstras se releva et le regarda.
— Où est la bouteille de schnaps, Sturmbannführer ?
— Dans le meuble, sous le poste de radio, répondit-il sans hésiter.
Langenstras n’était pas idiot et toujours bien informé. Mieux valait donc ne pas trop s’éloigner de la vérité.
Langenstras tira une bouteille de cognac de la desserte, posa deux verres sur la table, les remplit et lui en proposa un. L’alcool lui mit les larmes aux yeux. Langenstras lui aussi expira profondément. Il se rapprocha de Kälterer et remplit de nouveau les verres.
— Vous couchiez avec elle ?
Il répliqua d’un clignement des paupières.
— Ne le prenez pas mal, nous ne sommes que des hommes et la chair est faible, dit Langenstras en tordant la bouche en une sorte de sourire. Moi aussi, j’ai été jeune. On prend ce qu’on trouve. On fait la fête, même quand les maris tombent au front. A la victoire finale ! À la vôtre !