Il désigna de la main une petite allée bordée de sapins argentés.
— Faut que vous alliez par là. Je vous renouvelle toutes mes condoléances. Heil Hitler !
Il s’engagea sur le chemin et se retrouva quelques minutes plus tard à l’endroit recherché, près d’un bosquet de quelques bouleaux rabougris. Une herbe rare recouvrait le sol jonché de feuilles aux couleurs de l’automne. Les sépultures étaient serrées les unes contre les autres sur plusieurs rangées, certaines ornées d’une croix de bois portant une inscription, d’autres recouvertes d’une pierre tombale ou de simples branches de sapin. Sur beaucoup d’entre elles, le monticule de terre remuée était encore dégarni.
Il trouva tout de suite la tombe, dans la deuxième travée. La terre s’était tassée avec les intempéries, des mauvaises herbes fanées s’échappaient de la bordure de pierre. Une petite croix de bois était plantée à la tête de la tombe. On y avait inscrit à la peinture noire un numéro et deux noms. Lieselotte Haas. Friedrich-Christian Haas. Les noms de sa femme et de son fils.
Il fut agité de violents tremblements, tomba à genoux, s’entendit sangloter et à travers un rideau de larmes, il se vit arracher de petites poignées de mauvaises herbes, il vit ses ongles ratisser le sol sec.
Il voulut hurler de rage, d’impuissance. Il voulut éventrer le sol, se frayer un chemin jusqu’à Lotti et Fritzchen, les voir, les serrer contre lui. La terre grumeleuse coula de ses doigts comme de la cendre. Il la tassa autour des racines sèches et nues d’un lierre qu’on avait planté là et qui s’étiolait.
À Buchenwald, il avait voulu rester en vie pour les siens. Tout ça pour rien. On les lui avait arrachés il y avait des mois déjà, déchiquetés par une bombe et ensevelis sous des décombres.
Pourquoi ? Pourquoi vous ? Frick, saloperie de menteuse, tu le savais pourtant, alors pourquoi n’as-tu rien dit, malgré mes coups dans ta gueule de faux jeton ?
D’un coup sec, il arracha la tige d’une fougère. Les feuilles fanées se réduisirent en poussière sous ses doigts. Il secoua la plante et des miettes de terre sèche tombèrent dans l’allée. Une odeur âcre se fixa sur ses mains. Ses yeux s’emplirent de nouveau de larmes. Il prit appui sur la bordure de pierre, posa son front contre la croix de bois. De la morve lui coula du nez et goutta sur la tombe.
Il avait cru qu’il ne pouvait y avoir pire douleur que celle endurée au camp. Mais ici la souffrance était plus profonde, plus forte. Il eut des crampes d’estomac, les spasmes se nouèrent en une boule d’acier. Tout brûlait en lui. Il eut de la peine à se relever.
Il se mit à pleuvoir. Il n’y prêta pas attention ; il enleva son chapeau, voulut sentir les gouttes de pluie tambouriner sur son crâne. Durant son séjour au camp, s’il n’avait parié que sur l’amour, dorénavant sa vie n’aurait plus aucun sens — elle se serait tout simplement arrêtée ici, comme soufflée, devant ce rectangle de terre sans espoir. De la main, il balaya ses cheveux courts et s’essuya.
Au camp, il avait misé sur la haine, une rage qui devenait de plus en plus indéfectible et sauvage à chaque nouveau coup du sort. Il enfonça son chapeau sur sa tête. Il était certes seul et à bout mais pas face au néant. Il la sentait au fond de la gorge, cette fureur indescriptible, il la sentait monter, elle cherchait une issue…
« Tas de fumiers ! »
Était-ce bien lui ? Venait-il de crier ? Dans un cimetière, devant la tombe de sa famille ? Ils allaient apprendre à le connaître, éprouver ce qu’il était devenu, ce qu’ils avaient fait de lui. Il essaya de mettre de l’ordre dans les noms, les visages qu’il avait en tête, mais il n’y parvenait pas. Il n’en savait pas encore assez, ignorait où ils se terraient, derrière quelles façades en ruines de cette ville à l’agonie ils se cachaient. Mais il les retrouverait, même si c’était la dernière chose qu’il ferait dans sa putain de vie. Il n’avait plus rien à perdre. Ruprecht Haas, l’épicier du coin, était mort depuis longtemps, ce n’était plus un être humain, et ce depuis bien plus longtemps qu’il ne se l’était avoué. Il en avait déjà eu le pressentiment quand la Frick lui avait parlé de la mort de sa famille. Mais ça ne lui était devenu vraiment évident qu’au moment où, avec le tranchant de cette pelle fichée dans le seau de sable, il lui avait ouvert le crâne jusqu’à ce qu’il explose avec un bruit d’air s’échappant d’une bouteille de limonade dont on a, du pouce, fait sauter le fermoir à ressort.
Il ne faisait plus partie de la communauté des humains. Il était devenu une bombe à retardement.
6
La jeune infirmière secoua le thermomètre.
— La température est presque normale. Ça commence à aller mieux.
Il lui sourit.
— Il faut encore que je vous prenne le pouls.
Son lit était situé côté fenêtres d’une grande salle d’hôpital pleine de patients. Aux deux bouts de la pièce, des infirmières entraient et sortaient par les portes battantes, arpentaient le couloir, poussaient devant elles des portiques pour perfusion, transportaient des plats-bassins, passaient de patient en patient avec des plateaux chargés de médicaments ou de paquets de charpie.
L’infirmière s’était assise sur le bord du lit. Elle chercha son pouls et se concentra sur le cadran de sa montre.
— Parfait, dit-elle. Vous n’allez pas tarder à partir pour une maison de conva…
Trois lits plus loin, un blessé qui s’était mis à hurler, se dressa sur son lit, roula sur le côté et cogna durement le plancher. L’infirmière se précipita.
— Le 6 s’est évanoui !
Le médecin accourut, grand, blond, pâle, visage balafré. Il rétablit le calme, donna des ordres avec une raideur toute militaire.
— Opération d’urgence, préparez les poches de sang !
Les infirmières se dispersèrent comme une volée de moineaux.
Des poches de sang… des conserves de sang, de la viande en conserve, du sang. Les conserves contre la mort !
Les conserves le poursuivaient depuis le début. Parmi les lambeaux de souvenirs qui montaient en lui, il entendit la voix dure, familière : « Kälterer, vous vous occupez des conserves ; et vite ! »
Presque au même moment, l’autre voix affleura sa conscience, une voix calme, qui pesait ses mots : « Mon cher Kälterer, c'est un bond en avant dans votre carrière, l'ascenseur pour les étages supérieurs. »
Pourquoi lui, Hans-Wilhelm Kälterer, n’était-il pas resté au rez-de-chaussée ?
Il était dans le bureau de son supérieur, le commissaire de police Scharf. Il vit deux tramways se croiser sur l’Alexanderplatz. On était en juin 1939.
Les câbles d’un ascenseur peuvent lâcher. Mais à cette époque-là, au cours de cette conversation avec Scharf, ambitieux au point d’en être aveugle et idiot, il n’y pensa même pas.
« C'est votre chance, Kälterer. Saisissez-la ou vous préférez croupir ici ? La guerre va éclater, les choses intéressantes vont se passer ailleurs, pas aux mœurs ou aux enquêtes dans un quartier chaud de Berlin. Ce ne sont que des voies de garage. » Scharf l’avait flatté, lui avait mis la main sur l’épaule, l’air jovial. « Vous êtes l’homme de la situation, venez avec moi. Entre nous, il faut que nous fassions de la police une composante du mouvement, un instrument de notre Führer. Finis les règlements de cette administration publique dégénérée. Vous devriez marcher avec nous, avant qu'on soit obligé de vous mettre au pas. Ça fera meilleure impression… »