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Il lui ouvrit la porte palière et lui serra la main.

— Pensez à ce que je vous ai confié et tenez-moi au courant, lui murmura-t-il. Quand vous tiendrez le coupable, n’en parlez à personne, venez me voir directement. Nous réglerons cela tous les deux.

47

Le moteur de la voiture hurlait dans la nuit calme. Il devait se rendre au bureau sur-le-champ, il lui fallait ces notes de Karasek, il y trouverait peut-être la solution à son affaire et une piste pour le meurtrier d’Inge. Mais après quelques minutes dans les rues sombres il perdit toute orientation. Il s’était trompé de route au milieu de ces pâtés de maisons chamboulés dont il ne subsistait la plupart du temps que des façades ou des moignons de murs et où les jardinets n’étaient plus que monticules de remblais. Il descendit de voiture à un carrefour. À l’aide d’une lampe de poche munie d’un filtre de camouflage rouge il chercha le nom d’une rue.

Un homme sortit d’un trou de cave et se mit à pisser contre un tas de décombres en chancelant légèrement. Il fixa Kälterer comme s’il avait vu une apparition.

— Bonne année, marmonna-t-il. Tu viens me souhaiter la bonne année ?

Il rit sous cape, tout en reboutonnant maladroitement sa braguette.

— Comment s’appelle cette rue ? questionna Kälterer.

— Rue du Joyeux-Tas-de-Ruines, bredouilla-t-il, plié en deux de rire et finissant par s’écrouler tête la première dans les gravats juste à l’endroit où il venait de pisser.

— Venez, je vous raccompagne.

L’homme s’efforça de l’aider un peu et il put le saisir sous les aisselles et le tirer sur les quelques marches qui descendaient à la cave. Deux épais rideaux de porte de bistrot faisaient office de coupe-froid, derrière lequel il découvrit une sorte de chambre de bonne. Des meubles de bric et de broc, une table, un lit, une table de toilette, un petit poêle à charbon, un tas de morceaux de bois récupérés dans les décombres. Le tuyau de poêle sortait par l’unique soupirail bouché avec une vieille couverture. Deux bougies éclairaient la pièce. Une femme dormait sur le lit ; sur la table, il y avait une bouteille de schnaps vide et une à demi-pleine.

— Où se trouve la Friedrichstrasse ? demanda-t-il à celui qu’il avait assis sur une vieille chaise de cuisine.

L’homme entonna la bouteille à moitié pleine et avala une longue gorgée.

— Bonne année, Allemagne ! bredouilla-t-il. Il fixait un œil sur Kälterer. Friedrichstrasse ? Tout est foutu, reste p’us rien.

Sa tête dodelinait à chaque mot.

— Ressaisissez-vous, mon vieux !

Le bonhomme sursauta.

— Deuxième à gauche, toujours tout droit et vous allez y… arriver, bégaya-t-il, lui désignant de l’index une vague direction.

— Merci, répondit Kälterer.

Il se glissa entre les rideaux et sortit du trou humide. Avec sa lampe de poche, il éclaira le mur au-dessus de l’entrée de la cave. Aucun nom, aucun numéro de rue n’indiquait que quelqu’un vivait ici. Haas devait certainement se cacher lui aussi dans une de ces habitations troglodytes, au milieu de maisons entièrement incendiées par les bombardements, au fond d’un quelconque trou de cave, sans eau courante, sans toilettes correctes, et surtout sans être recensé. Ils étaient déjà des milliers de sinistrés à vivre ainsi. Il était quasiment impossible de retrouver un meurtrier dans ces conditions.

Il monta dans sa voiture et démarra. Deux rues plus loin et il sut de nouveau où il était. Vingt minutes plus tard, il s’arrêtait Kochstrasse.

La porte d’accès avait été forcée.

Il entra, sortit son arme et écouta. Rien ne bougeait. Il se réfugia derrière la porte, puis tâtonna le mur à la recherche du commutateur. Quand il tourna le bouton à ailettes en porcelaine, les lampes s’allumèrent avec un claquement sec. Il enleva le cran de sûreté de son parabellum, attendit que ses yeux se soient habitués à la lumière, puis bondit dans le couloir. Il avança prudemment, de bureau en bureau. Il n’y avait manifestement plus personne. Il était arrivé trop tard. Toutes les pièces avaient été fouillées, on avait renversé tous les tiroirs, jeté les papiers sur le sol. Papier à écrire à en-tête, notices individuelles du personnel, laissez-passer en blanc, formulaires de déclaration de résidence, tampons administratifs, cartes d’alimentation, livrets ouvriers, certificats de travail, bons d’essence jonchaient pêle-mêle le sol du couloir et des bureaux.

Il en était de même dans la pièce d’Inge. Les dossiers concernant les affaires commerciales de Karasek étaient éparpillés sur son bureau et sur le sol, la plupart dos en l’air comme si on les avait secoués puis tout simplement laissés tomber.

La porte en acier de son propre bureau était grande ouverte. Ses notes, les croquis qu’il avait tracés pour essayer de comprendre comment les crimes s’étaient effectivement déroulés, avaient été passés au crible. On les avait trouvés sans intérêt et jetés au pied du bureau. La porte à cylindre de son secrétaire avait été forcée et ne fonctionnait plus. Tout avait été retourné. Il ne trouva de calepin noir nulle part, ni dans le tiroir du haut de son bureau, ni dans aucun autre. Il s’assit dans son fauteuil qui grinça. Cette intrusion était évidemment liée au meurtre d’Inge. Elle avait trouvé les notes de Karasek, elle était morte et elles avaient disparu. Elle avait informé quelqu’un d’autre que lui de sa découverte, celui-ci l’avait tuée, puis avait simulé un cambriolage dans les bureaux, en avait profité pour faire main basse sur des documents compromettants. Seul quelqu’un de la maison était en mesure d’agir aussi vite et de manière aussi ciblée. Personne d’autre n’aurait osé s’aventurer dans une annexe de la Gestapo après un meurtre sans être absolument certain qu’il n’y aurait pas de sentinelles.

Il regagna lentement l’entrée, s’efforçant de ne pas piétiner des documents ou des feuilles manifestement arrachées à des dossiers. Il éteignit la lumière et reprit place dans sa voiture. On découvrirait l’affaire le lendemain au plus tard. Il était certain qu’on aurait à déplorer la disparition de quelques tampons administratifs de première importance ainsi que de formulaires en blanc, ce qui donnerait une explication plausible au cambriolage.

Mais peut-être ce vol ne concernait-il vraiment que les dossiers de Karasek, le calepin étant la seule pièce à conviction qui établissait un lien entre sa mort, celle d’Inge et les meurtres de Haas. Il y avait peut-être dans le calepin noir une allusion, un détail susceptible de devenir dangereux pour quelques messieurs de la Prinz-Albrecht-Strasse. Des notes sur les affaires de contrebande de Karasek par exemple. Karasek fait ses affaires douteuses avec l’aide, ou la couverture, de membres de l’Office central pour la Sécurité du Reich, et Haas vient semer le trouble dans tout ça en assassinant Karasek. La police criminelle, puis la Gestapo, lui enfin, mettent le nez dans les dossiers, et les complices du trafiquant craignent qu’au cours des enquêtes on mette au jour leur implication dans ses affaires de contrebande. C’est alors qu’ils découvrent qu’Inge a mis la main sur quelque chose d’embarrassant, des éléments d’accusation peut-être, et ils la liquident purement et simplement. Le raisonnement se tenait.

48

Il s’était mis en planque dans les ruines d’un bâtiment et depuis l’aube il espionnait l’immeuble situé en face.

C’était la première fois depuis presque un mois qu’il avait quitté sa soupente. Il fut surpris de voir la quantité de destructions provoquées par les bombes. Sur le trajet, il avait à peine remarqué un seul immeuble encore intact, il était devenu impossible de circuler dans des rues entières, obstruées qu’elles étaient par des monceaux de décombres. Un jour après le dernier bombardement, de fines colonnes de fumée montaient encore des ruines partout où le feu trouvait toujours matière. Ailleurs, on était pris à la gorge par l’odeur amère d’incendies à peine éteints. On rencontrait dans les rues des silhouettes emmitouflées, encapuchonnées, en train de débarrasser les gravats avec des pelles, fouillant les ruines dans la poussière à la recherche de quelque objet utilisable, déblayant des entrées de caves pour s’y aménager un nouveau logis.