Karine Bulthaupt lui avait fermement recommandé de ne pas quitter la soupente avant d’avoir ses nouveaux papiers. Pendant les alertes aériennes, il ne s’était jamais rendu dans le bunker situé à quelques rues, mais était descendu dans la buanderie. Elle lui avait enfin apporté les papiers la veille. Les documents n’étaient ni complets ni totalement sûrs. On pouvait lire sur un formulaire de la Wehrmacht flanqué d’un tampon, qu’un certain Heinz-Eberhard Grundel avait été muté sur l’arrière-front pour y occuper un poste vital pour la guerre. Les papiers officiels y afférents indiquaient que le bénéficiaire était un ouvrier des chemins de fer du Reich, spécialisé dans la pose des rails. Karine estimait que ces papiers étaient suffisants pour un contrôle de routine. Pour acquérir cette nouvelle identité, il avait dû se débarrasser de la plus grande part de l’argent volé. Il lui en restait encore un peu qui devrait suffire à ses modestes besoins.
Les jambes lui rentraient dans le corps à force d’attendre dans cette planque d’où il scrutait la rue sans relâche. Deux femmes arrivèrent, attelées à une charrette lourdement chargée de bûches. Il observa celle de droite, taille et silhouette correspondaient, mais lorsqu’elle trébucha il vit qu’elle était trop jeune.
Pendant deux nuits, il avait partagé sa soupente avec une femme et son enfant. Il était impossible d’avoir la moindre conversation avec ces êtres terrorisés ; lorsqu’il cherchait à leur adresser un mot, ils se contentaient de le regarder. Karine était venue les chercher et lui avait confié plus tard qu’elle les avait remis à de bons amis qui prenaient le relais. Il avait été profondément ému par cette générosité, mais elle lui donnait aussi un sentiment de honte. Au milieu des masses bêlantes qui hurlaient le nom d’Hitler — lui compris — il y avait donc encore des gens qui en aidaient d’autres, qui ne leur donnaient pas de coups de pied au cul. S’il avait la chance de survivre à tout ça, il faudrait qu’il rende visite aux Rosenkrantz en Amérique pour s’excuser. Si toutefois ils avaient réussi à gagner l’Amérique, car d’après tout ce qu’il voyait et entendait, ils n’avaient sans doute pas réussi à quitter cet État criminel.
Tous les matins, Karine lui apportait son repas et elle lui rendait visite presque tous les soirs. Ils discutaient souvent jusque tard dans la nuit, ce qui les avait de plus en plus rapprochés, jusqu’à ce qu’il se rende compte qu’il attendait de plus en plus fébrilement sa venue. Une semaine s’était à peine écoulée et il lui disait à quel point cela lui faisait du bien de la voir et de bavarder avec elle. Il n’avait rien d’un beau parleur, c’est avec des phrases hachées qu’il lui avait avoué qu’elle était devenue plus qu’une aide pour lui. Karine s’était rapprochée sans un mot, l’avait enlacé, attiré vers le lit, s’était déshabillée sans cérémonies et glissée sous la couverture avec des pudeurs de jeune fille.
Mais ça n’avait pas marché, pas vraiment en tout cas… Lotti s’était glissée entre eux ainsi que les nombreux coups de pied, trop de souvenirs… La douleur ne laissait aucune place au plaisir. Mais Karine s’était blottie contre lui et lui avait susurré que ce n’était pas si grave que ça, que ce n’était qu’une question de patience et de temps et que tout rentrerait dans l’ordre. Nuit après nuit, à condition qu’un raid ne vienne pas s’en mêler, ils étaient couchés ensemble dans le lit, bavardaient, se caressaient jusqu’à ce qu’ils s’endorment. Ça n’avait pas marché pour autant, mais les mauvais souvenirs s’estompèrent, puis les coups de pied, puis la douleur, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que Lotti pour le hanter et empêcher la délivrance.
Il se demanda si Karine accepterait encore de s’allonger à ses côtés si elle savait ce qu’il avait fait et avait encore à faire pour mener à bien sa vengeance. Durant ces nuits qu’ils passaient ensemble, il n’avait pas soufflé mot de son plan, se contentant de lui raconter qu’il recherchait ses anciens voisins dans l’espoir d’apprendre quelque chose sur les circonstances de la mort de sa famille. Il n’avait rien dit non plus de cette vieille femme qu’il incluait dans ses prières quand un raid aérien le poussait à descendre dans la buanderie et qu’il s’y accroupissait dans le coin le plus reculé, tremblant de peur et de froid. Il espérait alors ardemment que non seulement Karine et lui sortiraient indemnes de cet enfer de bombes, mais aussi la Fiegl.
Il la guettait depuis des heures. Il dut attendre jusqu’à la fin de l’après-midi qu’elle sorte enfin de l’immeuble. Elle était engoncée dans un épais manteau gris et portait une hotte en osier sur le dos. Il l’observa qui traversait directement la rue et se dirigeait vers le tas de ruines où il s’était caché. Elle marcha sans le voir en trébuchant dans les gravats, disparut derrière des pans de murs noircis et se rendit dans ce qu’il subsistait de l’arrière-cour. Il quitta sa planque, jeta encore un œil dans la rue, s’assura que personne ne le remarquait et la suivit.
Il s’accroupit derrière les restes d’une souche de cheminée éboulée, la vit déposer sa hotte et ramasser tout ce qui lui paraissait combustible. Il se jeta sur elle avant même qu’elle ait pu se retourner, l’agrippa fermement aux bras et par un escalier à moitié démoli l’entraîna sans ménagements dans un trou de cave. Ils tombèrent par-dessus des étagères renversées et des bocaux de conserves et s’affalèrent sur une caisse à pommes de terre. De la poussière se mêla à l’odeur de moisi de sacs à charbon humides.
Il fut vite sur ses jambes, saisit un morceau de soliveau qui traînait par là et se dressa devant elle. La vieille n’arrivait pas à se relever. Elle le regardait, les yeux écarquillés.
— Haas !
Il sentit la peur dans son cri sans force.
Il avança d’un pas.
— Gueule pas, Elfriede, où je te défonce le crâne.
Elle voulut reculer pour se mettre à distance, mais les planches de bois brisées de la caisse à pommes de terre lui barraient le chemin. Elle dérapa et se rattrapa à grand peine à une conduite d’eau qui sortait du plafond.
— Qu’est-ce que tu me veux ? parvint-elle à murmurer en se relevant péniblement. Je ne sais rien, rien du tout, absolument rien…
— Qu’est-ce qui te dit que je veux te demander quelque chose ? l’interpella-t-il vivement, tout en tapotant sa paume gauche avec le bout de soliveau.
— La Gestapo est passée, annonça-t-elle.
Elle épousseta son manteau, sans le quitter les yeux.
— Ils te cherchent pour les meurtres d’Angelika, de Bodo et d’Egon. Ils pensent que tu les as tués tous les trois pour te venger de ton arrestation. L’officier m’a dit que tu me soupçonnais aussi et que tu voulais me tuer. Mais, mon Dieu, je ne t’ai pas trahi… Je n’ai absolument rien fait. Je suis une vieille femme. Tu ne peux tout de même pas t’en prendre à moi.
Elle se mit à pleurer.
— Cesse de pleurnicher, espèce de vieille sorcière.
Il la rassura :
— Il ne t’arrivera rien. Contente-toi de répondre à mes questions. Mais gare à toi si tu mens !