Elle opina et se moucha.
Il la contempla quelques instants. Ils voulaient donc aussi lui coller sur le dos le meurtre de Karasek.
— C’est trop d’honneur, marmonna-t-il.
Elle se passa le mouchoir sur le nez et releva la tête.
— Quoi ?
— Ce n’est pas très important, répondit-il, et il commença à lui poser les questions habituelles. Alors, comme ça, tu m’as dénoncé à la fête du Nouvel An ?
— Non. Pas moi. J’ai…
— Ta réponse, je la connais. C’était qui, alors ?
— Je ne sais pas. Je n’en ai aucune idée.
— Tu n’as donc jamais discuté de mon arrestation avec un des voisins ?
— Si, bien sûr. Avec Bodo et Angelika, on s’est effectivement demandé qui avait bien pu te dénoncer. Pour nous aussi, c’est resté un mystère.
— Et tu voudrais que je te croie ?
Il avança d’un pas tout en jouant avec son morceau de bois.
— Ne me prends pas pour un idiot, Elfriede.
Elle se recula en enfonçant la tête dans les épaules.
— Tu peux me croire.
Sa voix était devenue ferme, à la limite de l’arrogance.
— On était de bons voisins, des amis, des camarades de parti, une vraie communauté.
— Épargne-moi ces conneries !
Il cogna le soliveau contre le mur de la cave avec une telle violence qu’un éclat de bois vint frapper la Fiegl au bras. Elle fit un pas en arrière, effrayée.
— Et tu savais que la Frick a insisté auprès d’Egon jusqu’à ce qu’il lui donne notre appartement ?
Elle approuva d’un signe de tête.
— Bien. Et tu sais donc aussi qu’avant mon arrestation déjà, Karasek et Stankowski voulaient s’emparer de mon magasin parce qu’ils cherchaient un moyen pour écouler leur marchandise de contrebande au marché noir ?
Elle hocha de nouveau la tête.
— Réponds ! Je veux entendre le son de ta voix.
— Oui.
— Et tu sais encore que c’est pour ça qu’ils ont piqué le magasin à ma femme ?
— Je m’en suis doutée.
Sa voix n’était plus qu’un gémissement.
— Très bien, et alors que tout ça se passe dans l’immeuble après mon arrestation, tu ne te poses aucune question ?
— Non.
Sa voix était à peine audible. Elle s’éclaircit la gorge et répéta :
— Non, je ne me suis pas posé de questions. Ta femme a déménagé dans un appartement plus petit parce que le loyer était plus intéressant, et elle a vendu le magasin parce qu’elle n’y arrivait plus sans toi.
— J’ai déjà entendu ce discours cent fois, Elfriede. Et je suis las d’entendre toujours les mêmes mensonges. Je te parle très sérieusement, tu comprends ! La Frick et Bodo s’en sont déjà rendu compte et, Dieu m’est témoin, je te jure que je te défonce le crâne si tu me racontes pas très exactement ce qui s’est passé.
La femme, qu’il dépassait de deux têtes, sembla se ratatiner encore. Elle maltraitait nerveusement les pans de son manteau, passant d’une jambe sur l’autre, opération au cours de laquelle elle faillit riper sur les planches pourries et glissantes de la caisse. Il l’observa en train de retrouver l’équilibre tout en s’efforçant de garder ses distances.
— Tout le monde dans cette maison, sans exception, a profité de ma déportation, d’une manière ou d’une autre. Je serais très curieux de savoir quels avantages tu en as tirés, toi, personnellement.
— Aucun, répliqua-t-elle d’un ton pleurnichard. Au contraire. À la suite de ton arrestation, ta femme n’avait plus un sou et n’habitait plus son grand appartement. Lotti et Angelika étaient mes meilleures clientes. Rien que pour ça je ne t’aurais pas donné. Je dépendais de ces ventes de meubles. Après tout, c’est avec les commissions que je touchais que j’améliorais ma pension de veuve de guerre. À part ça, je n’avais rien.
— Quels meubles ? De quoi tu parles, là ?
Ses yeux s’étaient habitués à l’obscurité et il vit que le sol était entièrement recouvert de tessons de bouteille et de bocaux de fruits renversés, cassés.
— Ben, les meubles, quoi l’armoire en chêne de votre salon, les vitrines, les canapés, les commodes, les tableaux, la porcelaine de Meissen, les tapis avec lesquels vous avez aménagé votre appartement. J’ai fourni tout l’immeuble avec ça, les maisons voisines aussi.
— Tu veux dire, les meubles bon marché avec lesquels Lotti a arrangé notre appartement… c’est toi qui les lui as fournis ?
— Bien sûr. Egon avait les meilleures relations dans les ventes aux enchères des biens non aryens, et c’est moi qui vendais la plupart des meubles pour lui.
Il leva le regard des fruits pourris et la fixa des yeux.
— Tu veux dire par là que la majorité des meubles de notre appartement venait de biens juifs confisqués ?
— Oui. Mais je pensais que tu étais au courant… (Elle se redressa un peu et remit son fichu en place.) Pourquoi penses-tu qu’ils étaient si bon marché ? Et c’était du premier choix !
— Je ne te crois pas, dit-il à voix basse.
Une odeur de pourriture montait du sol et paraissait s’incruster dans ses vêtements, ses cheveux, sa peau. Il se mit à hurler :
— Bande de salauds, bande de maudits salauds ! Vous m’avez entraîné dans ces affaires véreuses, et j’ai payé avec l’argent que j’ai honnêtement gagné. Vous avez fait de moi un complice, vous m’avez attiré dans votre marigot de corruption !
La Fiegl fit un pas vers lui.
— Je ne comprends pas pourquoi tu t’énerves comme ça. Ça ne t’a pas beaucoup dérangé non plus, à l’époque, que tes concurrents juifs disparaissent du quartier et que ton chiffre d’affaires augmente.
— Tout ça, c’est du passé, aucun rapport avec maintenant, dit Haas entre ses lèvres serrées, s’efforçant de se calmer.
Il avait bien vu le coup d’œil de la Fiegl en direction de l’escalier de la cave. Il s’interposa sans un mot, lui coupant toute possibilité de fuite. Il tenait toujours fermement le bout de soliveau serré dans son poing.
— C’est tout ce que tu voulais savoir ? demanda-t-elle à voix basse.
— On en est loin. Stankowski m’a raconté que tu as emporté la valise de ma femme. Où est-elle ?
— Je l’ai donnée à l’Everding. Elle m’a proposé elle-même de la garder.
— Mais après le bombardement, cette valise, tu l’avais sortie toi-même de la cave, et tu l’avais emmenée dans la rue, non ?
— Oui, rien de plus normal à ça…
— Où elle était quand tu l’as trouvée ?
— Devant la porte de l’abri.
— Devant la porte… tu veux dire à l’extérieur ?
— Oui.
Elle hésita, leva les yeux vers lui, puis vers l’escalier.
Haas s’approcha à la toucher et la regarda droit dans les yeux. La Fiegl détourna le regard.
— Explique-moi une chose, maintenant, Elfriede, pourquoi ma famille n’était-elle pas dans l’abri ?
Elle voulut prendre du champ, mais il la tenait par le col de son manteau.
— Explique-moi ça, Elfriede !
La vieille s’effondra sur elle-même et il pensa qu’elle allait s’évanouir dans ce trou. Elle tremblait et pleurait, les yeux emplis de larmes.
— C’est Egon et cet homme… Ils ne l’ont pas laissée entrer…
Elle était secouée de sanglots.
Il la lâcha.
— Calme-toi. Et raconte-moi tout ça, dans l’ordre.
— C’était la première alerte.
Elle hésita, se maîtrisa et s’exprima plus calmement.
— Les sirènes hurlaient, et je suis descendue à la cave aussi vite que possible parce que je m’y étais prise relativement tard. Presque tout le monde était déjà là : Bodo et sa femme, Angelika, Egon et cet homme…