— Quel homme ?
— Ben, une espèce de relation d’affaires d’Egon, un officier qui devait être là par hasard.
— Ensuite ?
— Je me suis assise près d’Egon et de cet homme, les sirènes de l’alerte principale venaient juste de finir de hurler. Lotti est arrivée à la porte de la cave avec Fritz et sa valise à la main. Je les revois encore devant moi, Fritzschen pleurait et Lotti m’a simplement regardée…
Elle s’interrompit et avala sa salive.
— Continue.
Il se passa la main sur les yeux. Quelque chose bourdonnait dans sa tête.
— Qu’est-ce qu’elle a fait, Lotti ?
— Elle a regardé cet homme, le copain d’Egon. Elle est restée debout à la porte, comme si elle se demandait si elle allait entrer ou non. L’homme a eu l’air surpris, lui aussi, je crois, que Lotti soit là. Il a regardé Egon et lui a demandé à voix basse qu’il s’arrange pour qu’elle le laisse tranquille, qu’elle ne se remette pas à se plaindre et à lui casser les pieds avec ses jérémiades. C’est ce que cet homme a dit, presque mot pour mot, j’ai tout entendu, j’étais assise à côté.
Le bourdonnement dans sa tête devint plus fort.
— Et après ?
— Egon a dit : « Je m’en charge. » Il s’est approché de Lotti et lui a interdit de mettre les pieds dans l’abri. Tout le monde l’a entendu dire ça. Elle a demandé pourquoi, et Egon a dit qu’après l’alerte principale, les portes de sécurité devaient être fermées et qu’il n’était pas question de les rouvrir pour qui que ce soit. Mais Lotti lui a dit que les portes étaient encore ouvertes. Et Egon a dit : « Plus maintenant. » Et il lui a claqué la porte au nez…
La Fiegl renifla.
— C’était terrible. Elle a supplié qu’on la laisse encore entrer, Fritz a pleuré et ils ont tambouriné contre la porte avec les poings, ça a duré une éternité…
Elle fut incapable d’articuler un mot de plus, elle n’arrêtait pas de sangloter.
— Et vous ?
Il voulut crier, mais ne put que murmurer sèchement :
— Et vous… qu’est-ce que vous avez fait ? Vous êtes restés assis là, sans rien dire ?
— Et qu’est-ce tu voulais qu’on fasse ?
Elle se rapprocha et dit :
— Dans l’immeuble, tu le sais bien, seul Egon avait la parole. On avait tous honte, ça je peux le dire, mais personne n’a moufté, on est restés assis là, jusqu’à ce que ce terrible tambourinement cesse. La bombe est tombée peu après. Il n’y avait plus que la déflagration, tout était devenu sombre, la poussière, la saleté. J’ai eu tellement peur…
— Et vous avez accepté qu’on envoie à la mort une femme et un gosse innocents ?
Il fixait la Fiegl. Le soliveau tremblait dans sa main droite.
— Et qui c’était, ce type ? Quels rapports avec ma femme ? Il s’agissait de quoi, Elfriede ?
— Je crois que ta femme avait une liaison avec lui…
La vague de sang rouge lui affluait une fois de plus au cerveau… Elle le submergea comme au camp, comme dans les combles, comme… Il serra le soliveau de toutes ses forces, comme s’il s’y raccrochait pour se tirer sur la berge et hurla :
— Comment s’appelle-t-il ? Je veux son nom !
Il entendit le nom de cet homme que la Fiegl prononça clairement. Puis il n’écouta plus que le bourdonnement dans sa tête.
49
— Sturmbannführer ? Sturmbannführer Kälterer ?
Il se retourna et vit un petit homme rondouillard qui s’efforçait de le rattraper, bien emmitouflé dans son manteau, le menton enfoui dans le cache-col. Il portait une paire de protège-oreilles en feutre sous son chapeau. Il lui donna environ une cinquantaine d’années et se demanda comment un homme de cette taille avait pu être reçu aux épreuves d’entrée dans la police.
— Hecke, inspecteur Hecke. Nous nous sommes téléphoné.
L’inspecteur le dépassa et lui ouvrit la lourde porte en bois.
— Je suis un peu en retard, s’excusa Kälterer.
— Pas grave. J’ai fait quelques pas en attendant. C’est au troisième. Si vous permettez.
Il le précéda dans l’escalier.
— Au fond, je suis content d’être débarrassé de cette affaire. Il y a tellement de travail en ce moment. Je ne sais plus où donner de la tête. Partout tous ces cadavres, et qu’il faut tous identifier !
Kälterer opina.
— C’est qu’on en retrouve encore des jours après, et pour certains on peut compter en semaines.
Ils avaient déjà gravi la moitié des marches. Hecke s’arrêta, hors d’haleine, déboutonna son manteau, s’appuya à la rampe, se servit de son chapeau pour s’éventer. Sans le bandeau de métal des protège-oreilles qui lui barrait le crâne, il était chauve comme une boule de billard.
— Et quand il n’y a pas de parents, identifier un cadavre devient extrêmement difficile. Et puis, il y a ceux qui sont méconnaissables.
Ils se remirent en route, plus lentement cette fois.
— Il y a aussi des bombes qui ont tué tout le monde d’un seul coup, dans le même immeuble. Et il arrive aussi qu’on retrouve plus de monde que d’habitants recensés. Des gens déjà assignés quelquefois, ou des réfugiés, mais qui n’ont pas encore été recensés par les services de la population, de la racaille, tous ceux qui traînent illégalement, car on finit par perdre la vue d’ensemble. Et il faut que je les identifie tous, autant que faire se peut.
— Eh oui, tout ça n’est effectivement pas simple ! finit par concéder Kälterer qui avait laissé s’écouler le flot de paroles de l’inspecteur.
Hecke approuva et s’estima compris.
— Pff ! souffla-t-il, nous y voilà.
Ils pénétrèrent dans un long couloir bordé de lits. Ils passèrent entre deux haies de visages de cire, la plupart enveloppés de pansements ensanglantés. Une odeur agressive de désinfectant et d’exhalaisons humaines flottait dans l’air.
— Entre nous, si cette femme avait été morte, je l’aurais classée dans les victimes de bombardements. Fracture du crâne suite à une chute de solives. Et hop, direction la morgue, identifiée ou pas.
Un jeune homme avec d’épais bandages sur la poitrine et l’épaule se dressa brusquement dans son lit, se mit à hurler et voulut se lever.
— Délire, commenta Hecke, alors qu’une infirmière se précipitait vers le blessé. Et encore, ici, dans le couloir, ils ont de la chance. En bas, il y en a beaucoup qui doivent rester allongés à même le sol.
Ils évitèrent un unijambiste qui s’entraînait à se déplacer avec des béquilles.
— Chaque attaque aérienne représente une surcharge pour les hôpitaux. Sans compter les nombreux blessés du front, expliqua l’inspecteur avec un grand geste de la main qui englobait le couloir et tous les hôpitaux.
— N’obstruez pas le passage, cria une infirmière qui poussait un lit où était allongé un jeune homme manifestement inconscient.
Le drap faisait une grosse bosse à l’endroit où Kälterer soupçonna les parties génitales.
— Touché au ventre, ou plus bas, exposa l’inspecteur Hecke. On monte dans les étages tout ce qui s’en sortira, les cas bénins. On pourra sans doute interroger Frau Fiegl. Elle a eu de la chance qu’on l’ait retrouvée vite. Le hasard, un type qui cherchait du bois l’a découverte dans un trou de cave et m’a appelé. Je n’étais pas loin. Après un bombardement, il faut que je sois sur les lieux. Bon, comme je l’ai dit, elle a bredouillé quelque chose à propos d’une agression, en répétant constamment votre grade et votre nom, ça m’a mis la puce à l’oreille. Je suis vraiment très heureux que vous me déchargiez de cette affaire.