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— Et quoi ? Mon mari est mort. Mon fils qui est allé se fourvoyer est tombé à Riga. Et vous n’avez qu’à regarder comment je vis ici, parquée avec des idiotes.

— Reste la vie.

— Quel sens peut-elle encore avoir aujourd’hui la vie ? Les bombardiers arrivent tous les soirs, et je m’en réjouis. Ils viennent tous les soirs pour nous offrir, à moi et à tous ceux qui l’ont mérité, une vie libre, il n’y a que cela qui compte, même si je devais y rester.

— Ça veut dire que vous soutenez cette terreur qui tue même des enfants ?

Elle le regarda sans un mot, comme si elle savait que même pour lui ce genre de discours était un mensonge éhonté.

Vous connaissez les ordres, finissez-en !

Mais ce n'est qu'une enfant !

Finissez-en ! Il faut qu’on leur montre, sinon cette guerre ne s’arrêtera jamais.

Everding s’assit sur le lit et lui offrit l’unique chaise.

— Qu’est-ce que vous me voulez ? Pourquoi êtes-vous revenu ?

— Est-ce que votre ancien voisin Haas est passé vous voir ces deux derniers jours ?

Elle hésita. Cette fois son regard la trahissait : il était passé, cela ne faisait aucun doute.

— Chère Frau Everding, avant que les choses se gâtent, que ça aille mal pour vous et que nous poursuivions cette petite conversation Prinz-Albrecht-Strasse, je vais vous dire une chose : Ruprecht Haas est recherché pour un triple assassinat et pour coups et blessures graves portés à autrui. Cet homme est dangereux, il est fou, il tue tous ceux dont il pense qu’ils ont un lien avec son arrestation.

Elle se contrôlait étonnamment bien. Elle ne bronchait pas à ses révélations.

— Et il n’est plus question de votre ami Karasek. Même si tout vous est égal et que vous ne nous portez pas particulièrement dans votre cœur, il est impossible qu’un meurtrier comme Haas continue à circuler librement, se fasse justice lui-même et tue des innocents.

— Justice… murmura-t-elle. Innocents ?

Elle se leva.

— Mais qui peut bien être innocent dans ce pays ?

Il se demanda s’il ne devait pas la claquer tout simplement contre le mur. L’instructeur appelait ça : Leur déverrouiller l'élocution. Il avait été trop patient avec elle. Il respectait son courage : cette damnée bonne femme l’impressionnait. La balancer contre le mur, lui arracher les cheveux, la jeter contre la cuisinière, elle se ferait toute petite et cracherait illico la vérité. Il pouvait difficilement l’emmener, ça lui causerait trop de tracas, et puis il lui faudrait remplir bien des paperasses. Et cela attirerait encore plus l’attention sur son enquête. Gifler, donner des coups de pied, battre, éliminer, en finir, cela avait toujours été la voie royale du succès rapide. Mais ça n’était plus possible… Merit, nom de Dieu, pourquoi ne lui avait-elle pas dit il y a cinq ans qu’il était sur la mauvaise pente. Il n’en serait pas là, personne ne jouerait au chat et à la souris avec lui, et en lui donnant mauvaise conscience par-dessus le marché. Mais en ce temps-là personne ne pouvait prévoir comment les choses allaient tourner en Allemagne, même Merit n’avait pu s’en faire la moindre idée. Seule Gerda Everding avait probablement tout su mieux que tout le monde, les rouges ne sont-ils pas persuadés qu’ils ont la vérité infuse ? Mais cela ne lui avait pas rapporté grand-chose.

Il marcha sur elle.

— Haas n’était pas meilleur que les autres, dit-elle à voix basse. Le jour de votre foutue prise de pouvoir, il a chanté à tue-tête comme les autres. « Je suis désolé pour votre mari, qu’il m’a dit dans son ivresse, mais avec des temps nouveaux, il y en a toujours qui restent sur le carreau. » Il serait question maintenant de l’essentiel : le peuple, une seule communauté, tous devaient œuvrer dans la même direction, pour le même but, le bien-être et la paix. Les empêcheurs de tourner en rond n’avaient plus leur place dans tout ça.

Elle haussa les épaules.

— Mais bah ! avec le temps, tout le monde peut devenir plus intelligent, même un Haas.

Elle planta son regard dans ses yeux, comme si elle attendait qu’il devienne brutal pour faire la démonstration de sa vision du monde. Il n’allait pas lui faire ce plaisir. Il ne bougea pas, l’exhorta seulement à poursuivre d’un signe de tête.

— Vous avez raison, vous l’avez rendu cinglé dans le camp où vous l’avez fourré. Il s’est précipité chez moi hier matin — je venais juste de rentrer du travail — et a commencé à hurler : « Où est la valise, où est la valise ? » Je ne l’ai d’abord pas reconnu. Dans le temps Haas avait plutôt bon air, mais il a beaucoup maigri. Plus courbé aussi. Je lui ai proposé un ersatz, mais il n’y a que la valise qui l’intéressait. Je l’ai traînée avec moi pendant une éternité, cette valise, Dieu sait pourquoi. Il était pressé, il est reparti tout de suite. Je l’ai suivi sur le pas de la porte. Il était à peine arrivé au palier de dessous qu’il a ouvert ce truc en carton bouilli et s’est mis à y farfouiller, comme si sa vie en dépendait. Je suis rentrée pour aller chercher mon panier à provisions et mes tickets, histoire d’aller poireauter un peu dans les files d’attente. Quand je suis revenue dans la cage d’escalier, Haas avait disparu. Mais j’ai trouvé une lettre adressée à sa femme. Il l’aura sans doute perdue, ou oubliée, tellement il était perturbé.

— Vous l’avez encore, cette lettre ?

Elle se leva, ouvrit l’armoire et en sortit un carton à chaussures. La lettre était sur le dessus.

— La voilà.

Il regarda le nom de l’expéditeur, eut un mouvement de surprise, tira la lettre de l’enveloppe et survola les deux lignes. Il l’enfouit dans sa poche et se tourna vers Frau Everding.

— Dites-moi, vous savez qui a dénoncé Haas ?

Elle secoua la tête.

— Je pense que ce devait être quelqu’un de la fête. Ils sont capables de tout, mais aucun d’entre eux ne s’en est vanté. Je n’en sais pas plus.

— Et vous aviez de bons rapports avec Frau Haas ?

— Seulement depuis l’arrestation de son mari. Il faut bien qu’on se soutienne quand tout le monde vous regarde de travers. Mais Frau Haas était quelqu’un de bizarre, en fait elle ne tenait pas à avoir des relations.

— Et est-ce qu’elle en aurait eu avec des hommes après l’arrestation de son mari ?

— Je ne crois pas.

Elle se tut un moment avant de poursuivre :

— Mais je ne fais pas attention à ce genre de choses ; que les autres en fassent des gorges chaudes !

Elle haussa les épaules.

Il lui proposa une cigarette qu’elle accepta sans hésitation. Pas pour être sociable, plutôt pour lui faire du tort.

— Je l’ai vue une fois avec un homme, peu avant sa mort. (Elle souffla la fumée.) Mais ça ne ressemblait pas à des relations amicales. Ils étaient en train de se disputer, elle criait après lui, en pleine rue. Ça m’a bien fait plaisir. Le type était quelqu’un dans votre genre, en uniforme noir…

Il tordit la bouche en un rictus.

— Elle l’engueulait sans doute à cause de l’arrestation de son mari. Car elle était courageuse.

Elle tira une bonne bouffée de sa cigarette.

— Je n’en sais pas plus.

Il remercia d’un battement de paupières, cala son chapeau sur son front et se tourna vers la porte. Il fit volte-face sur le palier et lui dit :

— A l’avenir, faites attention à ce que vous dites, sinon on vous arrêtera.

Elle haussa une fois encore les épaules et le suivit du regard. Il avait déjà atteint la moitié de l’escalier quand elle lui cria :