Выбрать главу

— Faites plutôt attention à vous. Vous pouvez être aussi prudent que vous voudrez, cela ne vous servira bientôt plus à grand-chose.

51

Il avait l’impression que son crâne était une coquille vide.

Oui, il avait la tête vide… et sans doute aussi un filet de salive à la commissure des lèvres. Il était fini, à bout, vidé, il avait l’impression de n’être plus qu’un misérable petit tas de déchets. Il dut prendre sur lui pour ne pas devenir complètement cinglé. Il avait trié le contenu de la valise, noté tout, comme pour un inventaire, fait des listes qu’il s’était martelées dans le crâne. Il lui fallut faire d’énormes efforts pour penser, combler le vide, peu à peu…

La valise était ouverte sur le sol. Sur le plancher de sa soupente. Il en avait déballé le contenu sur la table. Pull-over, vêtements, robes, bas de laine, linge de corps et habits pour Fritzschen, une paire de chaussures pour dames et une pour enfants, un petit ours brun en peluche, des couverts en argent dans leur écrin doublé de velours, une boîte à bijoux avec des colliers en or et en argent, des boucles d’oreilles, des chaînettes, des bracelets, des broches, des bagues et un collier de deux rangs de perles. A côté, une grande enveloppe avec des papiers personnels et une liasse de billets de banque. Des albums photos en cuir noir pesaient sur une pile de nappes damassées. Il avait aussi étalé quelques photographies.

Il eut soudain de nouveau les billets en main, les compta, additionna les sommes, recompta : douze mille reichsmarks. Il en fit une liasse. Il y avait plusieurs lettres aussi, ouvertes, des lettres à l’écriture serrée. Il les voyait à travers un rideau de larmes, ces lettres, cette tromperie, cette honte… Il s’étouffa, se pencha en avant, pris de nausée, sanglota en silence.

Aspirer profondément, garder son calme, expirer, faire un inventaire, mettre de l’ordre dans ce qu’il lui arrivait, essayer de l’admettre, compter…

L’endroit lui paraissait pourtant familier : l’étagère avec les livres, le lit, le poêle. Mais dans son souvenir ces lieux étaient liés à un certain bien-être, à de la chaleur. Et voilà qu’ils étaient glacés ; s’échappant de chaque fente des lames de bois du parquet, un froid humide se répandait en rampant sur le sol… la lampe, le cadre, la radio du peuple et cette voix gutturale qui égrenait les informations…

« Comme prévu, après plusieurs heures de pilonnage d’artillerie, les Soviets viennent de lancer leur offensive depuis leurs têtes de pont sur la Vistule, près de Pulawy et de Warka, depuis le coude de la Vistule au nord de Varsovie, ainsi que des têtes de pont de Narew, des deux côtés d’Ostenhourg. Des combats acharnés se sont embrasés sur tout le front. Entre la Vistule et les collines du sud de la Lysa-Gora, aux endroits où l’offensive a percé, de durs combats se poursuivent contre l’infanterie et les forces blindées des bolcheviques qui ont avancé vers l’Ouest en passant la Nida… »

La voix se tut quelques instants, surgit de nouveau, devint inaudible, recouverte par des crachotements divers et des bruissements dus à des interférences.

Il était assis sur le lit, coudes sur les genoux, visage enfoui dans les paumes de ses mains. A travers ses doigts, il fixait un minuscule trou laissé par un nœud de bois dans une lame du plancher.

Les bruits de fond disparurent et il entendit de nouveau la voix :

« Les tirs de représailles sur Londres se poursuivent… »

Nouveaux bruissements…

Un signe des temps. Le vide dans son crâne avait cédé la place à des bourdonnements.

Il était assis sur le lit, épiant les crachotements monotones de la radio et contemplant le petit trou dans le bois qui s’estompait de plus en plus dans la pénombre, jusqu’à ce que, les yeux stupides, il ne distingue plus que le noir de la nuit.

52

« Que la tempête fasse rage ou qu'il neige, que le soleil nous sourie, que le jour soit chaud comme un four ou glaciale la nuit, les visages sont toujours pleins de poussière ; mais nous sommes joyeux, notre panzer ronronne dans le vent de la tempête. » Le SS-Panzeroffizier braillait son chant guerrier tout en battant la mesure contre le comptoir avec la pointe de sa botte droite.

— Bon, alors à la vôtre, rit-il après son intermède chanté.

Il avala d’un trait son verre de schnaps et se tourna vers Kälterer :

— On les aura.

Il devait avoir vingt-cinq ans à peine, avec cinq ans de guerre derrière lui. D’Arras à Koursk, du canal de la Manche à Arnheim, toujours primesautier. Car il avait tiré le gros lot : comme il le disait, après ces cinq années, il était toujours entier.

Ils étaient assis au comptoir du bar de la salle de restaurant de l’hôtel. Le Hauptsturmführer svelte et blond avait déjà bu quelques verres avant de s’imposer à Kälterer qui n’avait pu s’en débarrasser. Il aurait préféré réfléchir calmement, en compagnie d’une ou deux bières, à ces deux lignes de la lettre que Haas avait perdue.

— Ils ne peuvent pas gagner, tout simplement parce qu’ils sont trop primitifs pour ça, clama son voisin de tabouret.

Depuis le matin, l’artillerie russe grondait de la tête de pont de Baranow, près de Varsovie, annonçant la grande offensive attendue depuis longtemps avec inquiétude. De la Prusse-Orientale à la Galicie, avec un surnombre impressionnant d’hommes et de matériel, les bolcheviques lançaient des assauts contre la mince ligne de défense allemande. Les permissions étaient suspendues, lui avait dit le chef de char, on montait au front demain, aujourd’hui était réservé pour se soûler la gueule une dernière fois.

— Ils ne sont même pas foutus de défiler correctement au pas cadencé. Il y en a toujours qui sortent du rythme.

Il disait cela la tête branlante, tout en gardant les yeux rivés sur les dernières bouteilles de schnaps alignées sur les étagères du bar, comme s’il expertisait d’un air connaisseur une compagnie à la parade.

Kälterer se taisait. Deux lignes brèves, et cet expéditeur. Il y avait trop de hasards dans cette affaire. Le meurtre d’Inge le jour même où elle lui avait parlé du calepin noir de Karasek, le cambriolage avec effraction de son bureau, et à présent ce nom, ce nom qui l’accompagnait depuis le début de cette enquête.

— Vous savez, leurs tankistes, ils sont assis dans leurs chars sur des caisses à savon en bois, que de la carcasse, rien de fini, sorti directement de l’usine, ils sont à bout, finis. Le Führer les a attirés jusqu’ici et maintenant on va les achever.

Kälterer jeta un œil à son voisin qui entre-temps avait aligné devant lui toute une batterie de verres de schnaps vides. Il téta une gorgée de sa bière.

« Tu ne peux t’en prendre qu'à toi-même. Tu ne peux pas me rendre responsable de ce qui s’est passé. Adieu. Ludwig. » C’était tout. Il n’était pas capable de deviner si ces quelques mots avaient un rapport avec son affaire, ni s’ils y faisaient même allusion.

— Ils sont même pas foutus de compter jusqu’à dix ! J’en étais quand on a fait des centaines de prisonniers…

Les yeux du Panzeroffizier étincelèrent.

— Il n’y a même pas si longtemps que ça.

Il se pencha de nouveau sur son verre à moitié vide.

— S’ils ne savent pas compter, ils n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes si on ne les traite pas comme des êtres civilisés. Les commissaires du peuple, on les a liquidés tout de suite. Les autres, suffisait de les toucher pour qu’ils tombent raides morts. Ils n’ont aucune culture. Des sous-hommes, quoi.