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Kälterer ne prononçait pas un seul mot que son voisin aurait pu prendre pour une approbation, une invite à poursuivre ou une critique. Mais l’officier n’en faisait aucun cas.

— Il faut qu’on sauve l’Europe de ces hordes. Nous devons cela à la culture.

Le tankiste se leva et vacilla sur les jambes en direction des toilettes. À la porte, il accrocha Kruschke qui cherchait Kälterer du regard.

— Faites donc attention, espèce de crétin !

Kruschke rectifia la position jusqu’à ce que le Panzeroffizier disparaisse, puis marcha sur Kälterer.

— Sturmbannführer, je me suis occupé du linge. Je me suis permis de le monter dans votre chambre.

— Merci, Kruschke, vous pouvez disposer de votre soirée.

Le chauffeur salua et sortit. En le suivant du regard, il remarqua qu’il n’y avait pas que des clients de l’hôtel qui venaient se soûler. Des combattants de l’arrière-front, des permissionnaires, des journalistes de pays amis prenaient d’assaut tous les bars encore intacts de la ville. Deux tabourets plus loin, un officier des troupes de Vlassov discutait en français avec un civil, vraisemblablement un admirateur de Pétain. Le monde des collaborateurs s’amenuisait de plus en plus. Ceux-là savaient pourquoi ils s’étaient enfuis. Les règlements de comptes allaient suivre. C’étaient des traîtres, aucun doute là-dessus. Mais il ne pouvait pas s’imaginer ce qui allait lui arriver, à lui, si les Alliés exécutaient leur intention et traduisaient en justice tous les criminels de guerre. Mais il n’était pas un criminel de guerre… Seulement, les Alliés seraient-ils aussi de cet avis ? D’un autre côté, ils auraient besoin d’une police d’ordre. On ne pouvait pas livrer tout un pays à l’anarchie…

L’officier lui crachouilla dans l’oreille :

— Leurs panzers, mous comme du beurre quand nos obus leur rentrent dedans, pas de blindage, ces engins-là…

Il escalada à grand-peine le tabouret, dut se retenir au comptoir pour ne pas basculer en arrière.

Kälterer lui adressa un signe de tête tout en passant le plat de la main sur la lettre. Le « tu » des deux lignes était familier, le « adieu » définitif. Entre les deux, un reproche. Et certainement la fin d’une liaison. Mais peu lui importait de savoir lequel des deux rendait l’autre responsable, et de quoi.

— Mais ils sont rapides, leurs putains de panzers, et avec un sacré rayon d’action. Ils vous poursuivent sans même s’arrêter pour pisser. Robustes aussi.

Le tankiste avait l’air profondément désolé.

— Et il y en a plein, il y en a bien trop. Pour un de chez nous, il y en a dix, et t’en as bousillé dix, il en vient quinze.

Kälterer observa un instant les galons sur l’uniforme du jeune homme complètement ivre à présent, les mêmes que ceux qu’il portait encore un an auparavant. Le plus intéressant de cette lettre, c’était l’expéditeur. Everding avait vu Frau Haas avec un homme en uniforme. L’idée ne le quittait pas que ces deux hommes, selon toute vraisemblance, n’en faisaient qu’un.

Le jeune officier lui tapota maladroitement l’épaule et voulut ajouter quelque chose. Mais avant même qu’il puisse dire un mot, il perdit l’équilibre, essaya de tendre le bras vers Kälterer pour se retenir, mais sa main agrippa le vide et il bascula lourdement en arrière sur le sol tandis que Kälterer s’écartait. L’homme était allongé par terre et gémissait entre les pieds des tabourets qu’il avait renversés dans sa chute. Il se redressa lentement, se retrouva à quatre pattes, contempla le sol et se mit soudain à vomir.

— Ben, merde alors, parvint-il à dire dans un hoquet.

— Vraiment ! s’exclama la serveuse en retirant du robinet un verre à bière à moitié plein et sans mousse. Vraiment ! Qu’est-ce que c’est que ces outres pleines de bière et de schnaps !? (Elle secoua la tête.) Et qui va les nettoyer, ces saletés ? Moi, naturellement !

Elle fit la grimace et passa devant le comptoir armée d’un seau et d’une serpillière.

Quelques clients se mirent à rire, levèrent leurs verres et saluèrent :

— À la tienne, camarade !

— Il est tard, déclara Kälterer, venez, camarade, je vais vous monter dans votre chambre.

Il aida le Panzeroffizier à se remettre sur ses pieds et le conduisit vers la porte.

— Ils vont nous tirer comme des lapins, demain, avec leurs putains de T-34.

L’homme pleurnichait presque, cramponné à l’épaule de Kälterer, tandis qu’ils cherchaient les marches en tâtonnant dans l’obscurité.

— Adieu, Berlin !

53

Quand il se leva, il savait déjà qu’il avait surmonté le vide, le choc et cette paralysie qui avait duré des jours. Tout en se lavant et se rasant, il fredonna même le vieux refrain de Buchenwald qui ne lui était pas monté aux lèvres depuis longtemps : « O Buchenwald, nous ne gémissons pas, ni ne nous plaignons, et quel que soit notre sort… »

Non, il ne voulait pas se plaindre et surtout ne pas abandonner, quoique la déception l’eût terrassé. Mais Fritzschen était en cause aussi, son fils avait mérité qu’il continuât, qu’il allât au bout de sa vengeance. Même si l’on avait fait porter des cornes au mari, il était père et demeurait père. Lotti l’avait trompé, sa femme bien-aimée avait eu un amant. Tout était écrit noir sur blanc dans les lettres que ce salopard lui avait envoyées, ce salopard dont la Fiegl lui avait parlé aussi, cette relation d’affaires de Karasek, celui qui avait été assis en bas, dans la cave, responsable du fait que Lotti et Fritzschen aient été interdits d’abri. Il avait la mort de sa famille sur la conscience. Raison suffisante pour envoyer cette crevure dans l’au-delà, mais ça n’était pas tout. C’était ce même type qui l’avait dénoncé. Vraisemblablement avec Karasek, cette repoussante face de porc, cet infernal avorton, ce…

Il aspira profondément. Il venait de se couper sous le menton avec son rasoir. Le sang se mêlait au savon à barbe, laissant sur son cou une tramée rosâtre. Il arracha un morceau de papier journal et le pressa sur la coupure jusqu’à ce qu’il y colle, stoppant le saignement.

Il avait fait un serment et avait passé au fil de l’épée les salauds qui l’avaient mis dans la merde, les responsables de la mort de sa famille. Il avait cogné sur ses voisins jusqu’à ce qu’ils crachent la vérité, morceau par morceau, faisant remonter au jour toutes les odieuses manigances qui suivirent son arrestation. Pour lui aussi, la vérité était devenue amère. Il ne restait plus à présent sur sa liste que ce chien galeux, un dernier nom pour un dernier acte.

Il s’essuya le visage, tourna le bouton de la radio du peuple et s’habilla lentement. La voix étonnamment calme et retenue du Führer retentit aussitôt : « … Nous écarterons le destin cruel qui se joue aujourd’hui à l’Est et finirons par le vaincre… grâce à des efforts inouïs, malgré tous les revirements et les épreuves les plus terribles… Mais si tout cela est possible, c’est grâce au changement advenu dans le cœur du peuple allemand depuis 1933… Dans ce combat pour la délivrance de notre peuple, il est de notre inébranlable volonté… de ne reculer devant rien… Quoi que nos ennemis puissent inventer, quels que soient les dommages et les peines qu'ils infligent aux villes allemandes, aux campagnes allemandes et, avant tout, à notre peuple, tout cela pâlit face aux calamités et aux malheurs qui nous affligeraient si d’aventure le complot ploutocrato-bolchevique devait vaincre. En ce douzième anniversaire de la prise de pouvoir, il est d’autant plus nécessaire d’affermir notre détermination sacrée, de nous battre aussi jusqu'à ce que la victoire finale vienne couronner nos efforts… »