Il éteignit la radio et boutonna son manteau. Après avoir vérifié le trafic de la rue, il se faufila prudemment par le portail en fer et allongea le pas vers l’entrée du bistrot.
Les fenêtres sur rue avaient été condamnées avec des planches et toute la façade était constellée d’impacts d’éclats d’obus. Le trottoir, avec ses pavés arrachés, était changé en un parcours d’obstacles et les lampadaires sans verre avaient pris des formes bizarres. D’un coup d’épaule dans la porte d’entrée coincée, il força le passage et pénétra dans le local.
Il y faisait sombre et il y régnait un froid vif. Il n’y avait plus d’électricité, les bougies qui brûlaient sur le comptoir et les tables donnaient l’impression d’une chaude atmosphère vespérale alors qu’on était au petit matin. Depuis longtemps, les clients étaient plus rares qu’au jour de sa première venue. Il remarqua au comptoir beaucoup de femmes d’âge moyen, avec des bonnets de laine, des fichus, engoncées dans d’épais manteaux, portant des bas et des souliers grossiers. Karine lui avait raconté qu’il n’y avait plus assez de travail, trop d’usines d’armements avaient été bombardées, et la machine de guerre ne tournait plus aussi facilement que quelques mois auparavant.
L’ambiance était feutrée, compassée même. La majorité des clients étaient des blessés de guerre, quelques-uns assis aux tables, la tête enveloppée de gros pansements, d’autres avec des béquilles appuyées au mur derrière eux. On ne servait plus à manger depuis longtemps et il n’y avait plus de bière. Il ne restait que du schnaps et du vin, les réserves de la cave.
Il se glissa discrètement dans le coin le plus reculé et prit place à la table où il s’était assis la première fois. Carine s’entretenait avec sa sœur derrière le comptoir. Elle vint vers lui, prit une chaise et dit à voix basse :
— Heureusement, il n’y a pas grand monde aujourd’hui. Mais tout de même, il ne faut pas que tu viennes ici, c’est trop dangereux.
Elle rapprocha son siège.
— Sinon, tu vas mieux ?
Il opina.
— Qu’est-ce que tu avais ? Ces derniers temps, tu parlais à peine et tu n’as presque pas mangé.
Elle le regardait tout en lui caressant prudemment le bras.
Il lui devait une explication. Elle s’était occupée de lui avec tant de gentillesse, sans l’assaillir de questions alors que la trahison de Lotti le terrassait. Karine avait le droit de savoir. Tandis qu’il racontait, sa sœur posa sur la table une théière avec deux tasses. Tout ce qu’il lui confia ce jour-là n’était pas la stricte vérité ; celle-là, il la gardait pour lui. Mais il voulait parler de Lotti.
— Je suis allé voir mon ancienne voisine, celle qui a gardé la valise de Lotti après sa mort. Cette valise est la seule…
Sa voix le trahit. Il se passa la main sur le visage, puis poursuivit dans un murmure :
— Cette valise est tout ce qui me reste de Lotti et Fritzschen. Le pire, c’est que… j’y ai trouvé un paquet de lettres, toutes adressées à Lotti. De la part d’un homme que je ne connais pas…
Karine se versa la méchante tisane, lui demanda d’un geste s’il voulait de cette eau tiède, lui laissa le temps.
— Et qu’est-ce qu’il y a dans ces lettres ? finit-elle par demander.
— Pour la plupart, ce sont des lettres d’amour ampoulées, très verbeuses. Je ne comprends pas comment Lotti a pu s’y laisser prendre… Elle a dû rencontrer ce type au printemps 42, ou en été, et ils ont dû coucher ensemble. Là-haut, j’ai essayé de classer les lettres par ordre chronologique. Je veux savoir ce qui s’est passé dans mon dos. Au début, il était seulement question d’affaires, je t’ai déjà raconté qu’une de mes voisines trafiquait avec des biens aryanisés saisis à des Juifs.
Karine hocha la tête :
— Oui, l’armoire en chêne de votre salon.
— Pas uniquement.
Il secoua la tête.
— Je ne comprendrai jamais comment Lotti a pu faire ça sans me le dire, sans que je le sache. Mais, d’une manière ou d’une autre, ce type s’est acoquiné avec elle. Peut-être qu’il a voulu, au début, se servir d’elle pour faire pression sur moi afin que je participe à la contrebande organisée dans l’immeuble. Ç’aurait été pratique que je vende la carambouille sous le manteau. Karasek me l’avait proposé, à plusieurs reprises même. J’ai toujours refusé. Si ça s’était su… Mais c’est pas pour ça que j’ai été mieux traité…
Il respira profondément.
— Ils se voyaient dans une chambre d’hôtel à deux rues de notre appartement. Régulièrement. Et moi, comme un idiot, je n’ai rien remarqué, toute la journée seul dans mon magasin. Tout ça ressemble à un cliché — l’imbécile de mari et sa jeune et belle épouse… Ah, bravo !
Il frappa du poing sur la table, pas de toutes ses forces, mais cela fit suffisamment de bruit pour que quelques têtes se tournent vers lui. Karine lui posa la main sur le poing et murmura :
— C’est bon, Ruprecht, laisse-toi aller, faut que ça sorte. Mais, attention, ne te fais pas remarquer.
Il retira sa main, la coinça entre ses genoux sous la table.
— Mais je ne comprends pas, nom de Dieu, comment elle a pu se laisser entraîner là-dedans ! Elle avait une famille, un fils. Elle aurait dû lui être dévouée, corps et âme.
Il reprit son souffle.
— À la Saint-Sylvestre, quand j’ai perdu les pédales, ils ont sauté sur l’occasion. Karasek, ou ce type, a dû me dénoncer. Après mon arrestation, ils ont repris le magasin, l’ont loué à un homme de paille et ils ont pu enfin y faire leurs affaires véreuses.
Karine leur versa le reste de tisane.
— Tu crois que ta femme a su qu’ils t’ont dénoncé ?
Il n’y avait même jamais pensé. Lotti ? Il secoua la tête.
— Je ne crois pas. Cette crevure s’est servie d’elle. Après qu’ils m’ont eu éliminé, il a immédiatement rompu tout contact avec Lotti. Et Lotti…
Il serra de nouveau les poings sous la table.
— Elle a gémi après lui pendant des semaines. Tu n’as qu’à lire les lettres. Qu’elle aille au diable, qu’il lui a écrit, ce fumier…
Il se tut.
— Cet homme… (Karine capta son regard, lâcha sa tasse et lui caressa tendrement la petite blessure qu’il s’était faite en se rasant.) Cet homme et celui qui n’a pas voulu que ta femme et ton fils entrent dans l’abri ne font qu’un, n’est-ce pas ?
Elle parlait si lentement qu’il pouvait à peine l’entendre.
— L’officier ?
Il approuva d’un battement de paupières. Lèvres serrées, il déclara :
— C’est son tour, il va payer. Même si c’est la dernière chose que je ferai…
— Tu sais qui c’est ?
— Je ne le connais pas personnellement, répliqua-t-il, mais je connais son nom. Et je me le choperai un jour ou l’autre.
Elle lui posa la main sur la cuisse sous la table, toucha ses poings et caressa la peau tendue sur les jointures. Ils restèrent un bon moment ainsi, sans un mot. La sœur de Karine arriva, débarrassa la table et la questionna du regard.
— Il faut que je me remette au travail.
Elle se leva.
— Ce qui s’est passé là est grave, Ruprecht. Mais je t’en prie, ne fais rien sur un coup de tête.
Elle se pencha vers lui et l’embrassa délicatement sur la joue.
— On se verra ce soir, et on reparlera de tout ça, n’est-ce pas ?
54
La pièce était bien éclairée. Le long des murs carrelés de blanc s’étendaient des tables étroites, carrelées elles aussi, encombrées d’éprouvettes, de cornues, de creusets, de becs Bunsen et d’instruments dont il ignorait le nom.