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— Je vous ai tout préparé sur la table, là.

Le fonctionnaire du service d’identification désignait les fenêtres sur rue.

Kälterer put contempler le Werdersche Markt et les deux tours de l’église bâtie par Schinkel. Schinkel — ah, celui-là ! il avait couvert tout Berlin de ses constructions, toute la Prusse, du château aux bâtiments d’intendance militaire les plus insignifiants, de la tour la plus haute au pont le plus court, genre Eiffel quelques années après. Vu l’aspect actuel de la ville, les architectes auraient bientôt beaucoup de travail.

— Je suis désolé de vous avoir fait attendre si longtemps, mais vous savez vous-même tout ce qu’il y a à faire.

Il acquiesça d’un signe.

— Vous voyez ces trois tampons, ils sont tous en coton.

Le policier désignait les morceaux d’étoffe retrouvés sur Frick, Karasek et Stankowski.

— Mais il y a une petite différence.

Manifestement l’homme savourait sa découverte.

Kälterer perdit patience.

— Bon, ne me mettez pas à la torture.

— Naturellement.

Il montra du doigt les deux lambeaux de droite.

— Vous voyez, ces deux-là viennent de nippes en simple coutil, de celui qu’on utilise pour les vêtements de travail. Et si vous y regardez de plus près, vous remarquerez qu’on y distingue des rayures.

Il regarda le fonctionnaire, puis les bâillons.

— Nous les connaissons tous, ces rayures, on en voit tous les jours dans les rues, partout où l’on déblaie les décombres.

Et pas uniquement là. Il les avait vues souvent, la première fois en Pologne, depuis la vitre de la voiture ou la fenêtre d’un compartiment de train, ces colonnes d’individus hâves et efflanqués en tenue aux rayures grises, en route vers un chantier ou rentrant au camp.

— Des tenues de détenus, selon vous ?

— Absolument, sans aucun doute. Mais maintenant, regardez.

L’homme fit glisser les deux lambeaux l’un contre l’autre. Les bords étaient sales et effrangés, mais ce qu’il voulait démontrer lui sauta aux yeux.

— Ils s’ajustent exactement, comme un tenon et sa mortaise ! Ils proviennent du même vêtement.

C’étaient sans doute des morceaux de la tenue de déporté de Haas. Il avait frappé ses victimes à mort, puis leur avait brutalement enfoncé les lambeaux d’étoffe au fond de la gorge ; il leur avait cloué le bec, littéralement. Une sorte d’acte symbolique, de rituel. Kälterer tira de sa poche le tampon de la Fiegl et le posa à droite des deux autres. Les bords effilochés des trois morceaux d’étoffe correspondaient, formaient un long lé qui aurait pu provenir d’une manche de veste. Les bâillons étaient tous du même coutil.

— Et voilà le plus beau.

L’homme désigna le morceau d’étoffe qu’il avait laissé à gauche des deux autres.

— Ce bâillon ne correspond pas aux autres, c’est un coutil uni, sans rayures, vraisemblablement d’un torchon à vaisselle tout à fait courant.

Kälterer prit le lambeau d’étoffe et jeta un œil sur la petite carte nouée à une extrémité. A côté du numéro d’inventaire, il y avait aussi le nom de la victime : « Karasek, Egon ».

55

La brasserie de l’Olympia était déjà pleine à craquer en ce début d’après-midi. Il longea difficilement le comptoir entièrement occupé, et chercha au fond du local sombre une place libre à l’une des nombreuses tables. Des regards sournois le suivirent. Il fut surpris par la cacophonie de langues étrangères qu’il entendait sur son passage. Il finit par prendre place à une table occupée par une poignée d’hommes qui parlaient une langue qui lui était totalement inconnue. Du roumain, soupçonna-t-il. Excepté quelques personnes qui le mesurèrent du regard, on ne le remarqua même pas. Il posa entre ses pieds sa valise contenant ses objets de valeur et observa les lieux. L’atmosphère était calme et étrangement enjouée, comme s’il y avait quelque chose à fêter. Des hommes et des femmes, certains en vêtements de travail, d’autres en habits de ville soignés, faisaient de grands gestes, riaient ou étaient engagés dans de grandes discussions.

Il n’était même pas certain de reconnaître celui qu’il cherchait. Il faudrait peut-être qu’il demande à un serveur ou à un client s’il avait vu le Français. Son attention fut attirée par la porte qui jouxtait le comptoir : « Toilettes ». Quelques nouveaux arrivants qui venaient à peine d’entrer dans la brasserie s’y dirigeaient immédiatement sans commander et disparaissaient. Ils ressortaient après un certain temps et filaient directement vers la sortie.

Un de ses voisins de table lui baragouina quelques mots en lui désignant le comptoir :

— Si boire, chercher vous-même.

Puis il se retourna vers ses camarades, leva son verre et dit à haute voix :

— Prost !

Les hommes rirent et trinquèrent.

Il se leva, prit sa valise, se fraya un chemin jusqu’au comptoir et poussa la porte marquée « Toilettes ». Il se retrouva dans un petit couloir sombre, ouvrit une autre porte et déboucha soudain dans une étroite arrière-cour entourée de hauts murs d’immeubles. Les entrées des toilettes pour hommes et pour dames se trouvaient de l’autre côté, dans une sorte de bâtiment qui ressemblait à un garage. De petits groupes de deux ou trois hommes stationnaient dans la cour, chuchotant entre eux et discutant manifestement affaires.

Haas s’arrêta un instant et observa la scène. Il fut tout de suite en butte à des regards méfiants. Il traversa la cour, frôlant des groupes où toute conversation cessait dès qu’il approchait pour reprendre aussitôt qu’il s’était éloigné. Il entra dans les toilettes, posa sa valise sur le sol carrelé et gras, s’approcha de la rigole et se soulagea contre l’ardoise.

Une porte claqua. Un petit homme au visage émacié vêtu d’un trois-quarts en cuir s’installa à côté de lui. Du coin de l’œil, Haas remarqua qu’il l’observait à la dérobée. Il se râcla la gorge et lui demanda avec un fort accent français :

— Je peux vous aider ?

Ces manières directes l’irritèrent. Il n’appréciait pas qu’un inconnu lui adresse la parole dans les toilettes, d’autant qu’il était encore en train de pisser. Il avait l’impression que l’homme jaugeait son pénis et se tourna vers lui :

— Je ne comprends pas bien, monsieur.

Il reboutonna sa braguette, se retourna, reprit sa valise.

— Besoin quelque chose ? Étoile jaune, peut-être ?

Le petit homme le regardait.

— Il faut que je parle à Serge. Si vous le connaissez, envoyez-le moi. Je suis assis à une table du fond.

Haas quitta l’homme sans le saluer, sortit des toilettes et se hâta de retourner dans la brasserie. Il commanda une bière au comptoir. Les Roumains avaient disparu, deux hommes étaient assis à sa table avec une femme. Ils se reculèrent quand il prit place, rapprochèrent leurs têtes et s’entretinrent à voix basse en italien. Haas but une petite gorgée de la bière sans mousse. Il était évident que cette brasserie était un endroit où se traitaient des affaires louches ; il y trouverait sans doute ce qu’il cherchait. Mais sans relations ce ne serait pas si simple.

— Vous êtes compagnon[4] de M. Atze, n’est-ce pas[5] ?

C’était bien Serge qui s’était discrètement approché de la table. A la place du béret basque, il portait un bonnet de laine bleu. Derrière lui, accoudé au comptoir, il reconnut le petit Français qui agitait une bouteille de vin rouge d’un geste qui montrait clairement qu’il avait l’intention de la boire aux frais de Haas. Il approuva d’un signe et se tourna vers Serge.

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4

En français dans le texte.

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5

En français dans le texte.