Serge tourna légèrement la tête.
— Pas si simple que ça, pas volontaire, impossible de choisir. Que signifie volontaire pour Allemands ? Quand Allemands disent recruter, ça veut dire déporter. Ou tu crois que pauvres types de Russie et Pologne cousent volontairement étiquettes marquées « Est » sur paquets de chiffons, dorment volontairement dans camps pleins de punaises, rien à manger, et bossent volontaires pour les Allemands ? Non[26] !
Haas se recula un peu, tellement les paroles du Français étaient chargées de colère contenue. Et pour tant le petit homme restait calme extérieurement et sa voix avait à peine augmenté de volume.
— Je sais tout ça, répondit Haas. J’ai vu ça moi-même au camp. Tous les jours, les kapos tuaient des Russes et des Polonais, juste comme ça, pour s’amuser. Je voulais dire tout simplement que ceux qui se sont rendus complices de tout ça devront en répondre, et en rangs par six.
— Oui en rangs, ça plaît aux Allemands.
Il mit fin à la discussion d’un geste sec de la main.
— Encore du vin ?
Haas alla chercher une deuxième bouteille au comptoir et remplit le verre du Français. Sur ces entrefaites, Serge avait parcouru la brasserie d’un œil exercé. Il lui confia à voix feutrée :
— Beaucoup mouchards ici ce matin. Si nazis m’attrapent pendant ma contrebande, ils me tueront. Il faut je suis prudent.
— Mais comment vous faites pour vous procurer tout ce qui se trafique ici ?
Haas se rassit.
— Les travailleurs étrangers sont les seuls qui travaillent encore. Un peu de sabotage[27] aux nazis, on met de côté tout ce qu’on peut. On veut seulement survivre à la guerre. Ici, taverne de l’Olympia, un raid aérien serait dangereux : une fête avec feu d’artifice, compris[28] ?
— Je comprends.
Haas jeta un œil à la porte de sortie. La remarque de Serge concernant la présence de mouchards l’avait rendu nerveux. Et puis il était légèrement ivre et devenait moins prudent.
— Il va falloir que j’y aille tout doucement, mon ami. Comment fait-on pour le pistolet ?
Serge vida son verre d’un trait.
— Avance[29] d’abord. Trois cents marks.
Haas hésita.
— Et qui me dit que je peux vous faire confiance ?
— Si vous voulez pistolet, pas le choix.
Haas regarda Serge qui se resservait du vin. Il sortit discrètement l’argent de sa poche en haussant les épaules et le compta. Il plia les billets et les fit glisser de l’autre côté de la table dissimulés sous sa main.
— Dans trois jours. Entrée principale gare Friedrichstrasse. Cinq heures de l’après-midi. Si raid aérien, six heures, sept heures, chaque heure. Pas de problèmes, je suis là.
Serge empocha les billets d’un geste si imperceptible que Haas se rendit à peine compte que l’argent avait déjà disparu.
56
Ruprecht Haas n’était pas l’assassin de Karasek.
Il n’avait pu s’empêcher de penser sans cesse aux tampons d’étoffe que Haas avait enfoncés dans la gorge de ses victimes. Il était évident que le bâillon de Karasek n’entrait pas dans ce schéma. L’acharnement d’un meurtrier en série détermine son modus operandi. Un principe du manuel d’instruction.
Mais il ne faisait pas de doute que Karasek avait figuré sur la liste de Haas. Sa première victime, Angelika Frick, avait été tuée deux semaines à peine avant le meurtre de Karasek. À supposer que Haas ignorât la mort de Karasek, on pouvait en conclure qu’il avait dû essayer de lui rendre visite. Il s’était donc rendu le matin même Höhmannstrasse, avait présenté une photographie aux habitants de la villa et avait fini par apprendre d’une certaine Frau Sibelius que celui qu’il recherchait était effectivement venu sonner à sa porte. Mais à cette date Karasek était déjà mort depuis presque un mois.
Il venait juste de se caler en arrière dans son fauteuil, les pieds sur la table, le dossier Karasek sur les genoux, quand le téléphone sonna.
— Oui.
— Georg Buchwald à l’appareil, Sturmbannführer.
Buchwald, il l’avait complètement oublié, celui-là.
Il changea l’écouteur d’oreille.
— Je voulais vous remercier de m’avoir aidé.
Il bredouilla quelques mots inaudibles pour donner le change car il n’avait aucune idée de ce que cet homme lui racontait.
— Je veux dire, parce que vous m’avez tiré du pétrin. J’ai été libéré trois jours après notre entretien.
Seul Bechthold ou Scholl avait pu s’occuper de ça, ils avaient dû avoir la trouille. Ou bien Heuteibeck s’était rétracté, tourmenté par un reste d’honneur. Personnellement, cela faisait des jours qu’il avait complètement oublié que l’innocent Buchwald était encore en prison.
— Ce n’est rien, Herr Buchwald.
— Mais je vous appelle aussi pour…
— Qu’est-ce que vous avez sur la conscience ?
Il ouvrit machinalement le dossier Karasek.
— J’ai vu Haas hier matin.
— Où ?
— Dans mon bistrot habituel, la brasserie Chez Irma, là où je l’avais déjà vu. Il était assis avec la propriétaire, Karine Bulthaupt ; ils avaient l’air de bien s’entendre tous les deux. Comme je l’ai dit, je considère qu’il est de mon devoir…
Il l’interrompit brutalement :
— Merci et Heil Hitler !
Depuis des semaines Haas avait disparu sans laisser de traces, et il resurgissait au moment précis où on ne pouvait plus le soupçonner du meurtre de Karasek. Même s’il n’avait pas de liens directs avec son enquête, il fallait tout de même qu’il lui mette la main au collet. Sa série de meurtres n’était pas banale. Arrêter un type comme lui ferait toujours gagner des points. En outre, Haas était le seul à avoir parlé à tous les habitants de la Sophienstrasse avant de les avoir supprimés. Peut-être avait-il appris pourquoi le nom de Ludwig Bideaux était écrit au dos des lettres que recevait sa femme.
Les freins grincèrent. Kruschke se retourna et dit :
— Ça devrait être ici, Herr Sturmbannführer. Vous voyez, là, l’enseigne ?
L’immeuble dans lequel se trouvait le bistrot avait l’air encore relativement intact, excepté les inévitables carreaux cassés. Les fenêtres étaient clouées avec des planches, et devant l’entrée des pavés avaient été arrachés du trottoir. Mais la porte était entière. Il y avait une carte épinglée dans un cadre en bois, et une lampe au-dessus de l’enseigne.
On était samedi matin et le bistrot était fermé. Il se faufila par l’étroite entrée du portail et entra dans la cour. La porte qui donnait sur la cuisine était ouverte. Il entra, passa la porte battante et se retrouva dans le local. Une femme entre deux âges était en train de laver le sol.
Elle leva les yeux.
— C’est fermé ! On rouvre à cinq heures.
— Vous êtes Frau Bulthaupt, la propriétaire ?
— Qu’est-ce que vous lui voulez ?
Elle se redressa, appuya son balai-brosse au comptoir et s’essuya les mains à son tablier.
Il se présenta et tendit son laissez-passer. Il remarqua que son corps se raidissait et qu’elle ne le quittait plus des yeux. Il tira de sa poche une photographie de Haas et la jeta sur le comptoir.
— Vous avez déjà vu cette personne ?
Elle y jeta un rapide coup d’œil.
— Non.