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— Prenez votre temps.

— Je ne le connais pas. Jamais vu.

— Mais cet homme est déjà venu dans votre établissement. Il y a des témoins.

— Et alors ? Je ne peux pas me rappeler la tête de tous ceux qui viennent ici. En plus…

Ils furent interrompus par la scie monotone d’une préalerte.

Il n’avait pas l’air de vouloir suspendre l’entretien. La femme saisit son balai et regarda vers la porte.

— Il faut aller au bunker, dit-elle.

— Nous avons le temps, ce n’est que la première alerte. Répondez d’abord à mes questions. Et ne me racontez pas d’histoires ! Cet homme a été vu ici, pas plus tard qu’hier matin, et manifestement il vous faisait des confidences.

Elle risqua un pas vers la porte du fond. Il lui saisit le poignet.

— Laissez-moi tranquille.

Elle se libéra d’un mouvement brusque et courut vers la porte, balai en main.

Il la poursuivit, réussit à l’attraper. Elle se défendit, essaya de lui faire lâcher prise.

— Frau Bulthaupt, vous protégez un assassin. Vous vous êtes mise dans un sale pétrin.

— Lâchez-moi, il faut que j’aille à l’abri, ahana-t-elle.

L’alerte principale retentit très vite, sans avoir été annoncée. Quelques secondes plus tard, il entendait le vrombissement des quadrimoteurs. Et aussitôt les bombes tombèrent. La femme hurla, lâcha son balai qui heurta bruyamment le sol.

Il sursauta, tout en continuant à parler.

— N’ayez pas peur, c’est tombé loin, un kilomètre au moins. Venez, courons au bunker le plus proche.

— C’est trop loin, et on ne nous laissera plus rentrer ! Il faut que nous trouvions un endroit ici.

Ils dévalèrent un petit escalier, suivirent un couloir et se retrouvèrent dans une buanderie au plafond bas. Il ferma la porte, puis leva les yeux. S’il avait eu une tête de plus, il aurait dû la pencher de côté pour se tenir debout. Il toucha le plafond humide. Une dizaine de centimètres à peine le séparaient de la mort. De la terre glaise et de la paille, quelques poutres moisies. Il se tourna vers la femme, accroupie derrière une lessiveuse.

— Un sacré piège mortel, ce trou pourri ! lui hurla-t-il.

— Et alors ? Qu’est-ce vous voulez que j’y fasse, moi ?

On entendit de nouveau des déflagrations, bien plus intenses, plus proches que les premières.

57

La première alerte le surprit dans une petite rue adjacente où une maison sur deux exhibait déjà des dégâts très importants. Sa bonne humeur légèrement avinée disparut d’un seul coup au hurlement de la sirène. Il n’avait pas la moindre idée de l’endroit où il se trouvait. Les alignements de rues parsemées de ruines finissaient par se ressembler et il restait peu de repères précis.

Il leva la tête vers un ciel d’un bleu étincelant. Le soleil de midi l’éblouit et dans l’air froid il sentit la sueur sur sa peau. Il était pris au piège.

À cent mètres de lui, des gens se précipitaient hors des maisons et des trous de caves. Ils surgissaient des tas d’éboulis et de remblais, tramant derrière eux des enfants en pleurs qui rechignaient. Titubant sur les gravats, ils se hâtaient dans la direction où ils pensaient être en sécurité.

Haas voulut pédaler plus vite pour ne pas les perdre de vue, mais il n’y réussit pas. Zigzaguant, il parcourut à peine une vingtaine de mètres, puis la rue se rétrécit en un chemin montant jonché de pierres, impropre aux bicyclettes. Il dessella et mit le précieux engin au cadenas contre le lampadaire le moins endommagé qu’il trouva. Valise à la main, il voulut se précipiter sur les traces du groupe, mais celui-ci était déjà hors de vue, disparu derrière un monceau de décombres. Il ne savait absolument pas où se trouvait le bunker ou l’abri le plus proche. Il sentit la transpiration lui couler au creux des reins.

Il entendit une porte claquer derrière lui et se retourna. Au pied de la façade calcinée d’une maison bombardée, un vieil homme sortait d’un trou de cave que fermait une méchante porte en planches. Le vieux était en train de faire glisser avec peine devant son soupirail une lourde porte métallique arrachée de ses gonds quand Haas le rejoignit.

— Le bunker le plus proche ? s’écria-t-il tout essoufflé.

Des yeux éteints, humides dans un visage ridé.

— T’as qu’à demander à Albert Speer.

— Arrête tes conneries, ça va recommencer. Réponds-moi.

Tout en tirant sur sa porte, le vieux lui indiqua vaguement le nord.

— Dans la deuxième rue perpendiculaire, à gauche il y a un grand abri.

L’alerte principale retentit. Bien trop vite : la première venait juste de s’éteindre.

— Dépêchez-vous, venez ! hurla-t-il au vieux pour couvrir le mugissement des sirènes.

— Mais allez donc tous vous faire foutre !

La porte métallique semblait enfin là où le vieux la désirait. Il disparut dans sa cave.

Plus personne ne pouvait l’aider, celui-là, il était à bout, il n’avait plus envie de rien, ou plus la force de courir plusieurs fois par jour pour sauver les quelques années qu’il lui restait peut-être à vivre. Haas hésita devant la porte de la cave, puis il prit sa course vers l’abri. Il lui restait encore la force, l’envie de vivre quelque temps. Il tourna à gauche. Il entendait derrière lui le bourdonnement régulier des escadres de bombardiers qui arrivaient sur la zone cible. Il courut comme un dératé, longeant des murailles de ruines, franchissant tout un bric-à-brac, enjambant des bordures de trottoirs, écrasant des éclats de verre jusqu’à ce qu’il voie, peinte sur le sol, l’inscription blanche surmontée de la flèche.

Devant lui, quelques retardataires se pressaient encore dans la place. Il se précipita dans l’escalier à leur suite. Il avait réussi, il allait être en sécurité. En bas, il y avait des gens devant l’épaisse porte en métal qui menait à l’abri. Elle était fermée. Cinq ou six personnes tambourinaient contre le panneau avec les poings, mais il n’y avait plus rien à faire, on n’ouvrait plus. L’abri était complet. Des cris de peur et des voix en colère résonnèrent sous les voûtes des caves.

La respiration haletante, il s’adossa à un mur blanchi à la chaux, se laissa glisser lentement à terre et étendit les jambes devant lui sur le sol nu de la cave. D’autres l’imitèrent, s’assirent devant la porte où ils étaient arrivés quelques instants plus tôt, pleins d’espoir.

Le lugubre roulement s’enfla au-dehors, suivi du sifflement des premières bombes. Détonation après détonation, c’était un concert absolument insupportable d’explosions, suivies du vacarme d’immeubles crevés qui s’effondraient sur eux-mêmes, de morceaux de murs et de toits qui s’écrasaient pêle-mêle au sol. La cave tout entière vibrait comme lors d’un tremblement de terre, les murs vacillaient, se transmettaient les secousses. Un voile grisâtre de chaux et de ciment tomba en pluie du plafond, les recouvrit d’une épaisse couche de poussière, lui et les autres, tous accroupis dans un même désespoir. Le souffle de violentes déflagrations s’engouffrait dans les caves, levant des tourbillons de saleté et de poussière. Il se couvrit la bouche d’un mouchoir, eut de plus en plus de mal à respirer et n’arrêta plus de tousser.

Il lui sembla soudain qu’un coup à lui crever les tympans tonnait directement au-dessus de l’immeuble. Du verre explosa en éclats minuscules, une poussière de charbon microscopique surgit des fentes et des interstices des portes des caves et lui balaya douloureusement la peau du visage et des mains. Des tuyaux de plomb et des conduites d’eau se détachèrent brusquement de leurs fixations et de l’eau gicla de partout. Les petites trappes d’accès en terre cuite destinées au ramonage et situées au pied des cheminées furent arrachées et projetées au loin par l’immense souffle qui depuis les toits s’engouffrait dans les conduits. Elles éclatèrent en mille morceaux contre les murs, suivies d’épais nuages de suie qui jaillissaient des ouvertures comme de la bouche de gigantesques tuyères.