Il eut du mal à garder les yeux entrouverts dans cette fumée noire et piquante ; il n’arrivait plus à respirer, il suffoquait. Il vit des gens se couvrir la bouche et les oreilles avec des manteaux ou des écharpes, quelques-uns debout, errant à tâtons dans la cave, fantômes tout recouverts d’une épaisse couche de suie.
Il eut l’impression que les étages supérieurs s’écroulaient. Des blocs de pierre et des morceaux de rampes tombaient avec fracas dans les cages d’escaliers qui menaient aux caves. Peu de temps après, on entendit un léger crépitement et des craquements à peine audibles dans le vacarme infernal. Les nuages de suie qui tourbillonnaient furent aspirés dans les cages d’escaliers comme par une force magique, signe indéfectible qu’un puissant feu avait dû se déclarer en haut de l’immeuble. Et c’est alors qu’ils sentirent tous cette odeur étrange.
Le gaz !
— Le gaz ! Le gaz !
Ce fut un même hurlement de peur. La porte métallique craqua dans ses gonds et ce grondement sourd se mêla à celui des détonations des bombes.
— Sortez ! Il faut que vous sortiez de là ! Il y a une fuite de gaz ! Tout va sauter !
Il se leva d’un bond, chancela jusqu’à l’escalier de la cave. On le poussa de côté sans ménagements. Derrière lui, la porte métallique de l’abri avait été arrachée. Une masse de gens qui jouaient des coudes et appelaient à l’aide se précipita par l’étroite ouverture, piétinant les premiers qui étaient tombés, écrasés, étouffés, et se ruèrent vers l’escalier.
Haas fut parmi les premiers à s’échapper de ce piège mortel. Il se retrouva dans la rue, noir de suie et de poussière, à quelques mètres de l’entrée de l’abri, cherchant son souffle. En plein milieu de l’enfer…
58
La maison tremblait sous les déflagrations qui se succédaient à intervalles de plus en plus rapprochés. Kälterer inspecta l’étroite buanderie.
— Où mène cette deuxième porte ?
— Dans la cour.
Elle était recroquevillée, assise sur un tabouret en bois près de la grande lessiveuse.
Il vint près d’elle, s’assit sur le ciment froid.
— Le cercueil a donc deux issues.
Elle ne répondit pas. Il se concentrait sur la puissance des impacts, essayant de deviner s’ils se rapprochaient ou s’éloignaient. On pouvait faire la différence entre les bombes explosives, les bombes incendiaires au phosphore, les bombes à tige ; les unes, stridentes, sifflaient jusqu’au sol, les autres bourdonnaient de plus en plus fort jusqu’à ce qu’on en sente l’impact. Mais il n’était pas toujours capable de les distinguer au son. Il leva les yeux vers la femme.
— Ne craignez rien, dit-il, si vous les entendez, c’est qu’elles ne sont pas pour nous.
— Vous avez encore autre chose à m’apprendre sur les raids aériens ?
Elle était plus calme, paraissait s’être faite à la situation.
— Je les ai tous vécus. J’ai arrêté de compter au vingtième.
— Où est la direction du nord ?
Elle le renseigna. Il crut percevoir une légère moquerie dans sa voix.
— Ils bombardent le centre et peut-être des quartiers ouest, le Kurfürstendamm par exemple. Vous avez encore le temps de vous faire dessus.
Les détonations ne dépassaient pas une certaine intensité.
— Bon, maintenant que vous voilà plus calme, Frau Bulthaupt, nous allons reprendre notre petite conversation.
— Je vous en prie, si vous y tenez.
— D’où connaissez-vous cet homme ? Qu’est-ce qu’il voulait ?
Elle ne répondit pas, ne fit pas un geste, pas le moindre mouvement. La maison fut secouée d’un fort tremblement. Ils rentrèrent la tête dans les épaules sans même s’en rendre compte. Quand les choses se furent calmées, il reprit :
— Cet homme a tué deux personnes. Dont une femme. Et une troisième a eu de la chance, il l’a laissée pour morte.
Elle lui jeta un regard bref, puis se détourna et regarda par-dessus la lessiveuse, vers la porte.
— Ça ne vous servira à rien de vous taire. Je sais que vous connaissez bien cet homme, je vous ai déjà dit qu’il y avait des témoins. Vous ne faites que vous enfoncer de plus en plus. Ça s’appelle complicité de meurtre. Ça pourrait mal finir pour vous, si vous refusez de collaborer avec moi.
— C’est pas le bon, rétorqua-t-elle violemment. Ruprecht ne ferait pas ça ! En ce moment il est un peu chamboulé, c’est vrai ; au pire, il aurait des envies de tuer, comme tout le monde.
Il la tenait. Elle aimait cet homme. Le tuyau de Buchwald valait de l’or.
— Donc, vous le connaissez ?
Elle haussa les épaules.
Il regarda sa montre. Depuis vingt minutes déjà, vague après vague, les escadrilles lâchaient leur cargaison de bombes sur le centre de la ville. Et rien n’indiquait que cela allait s’arrêter. Ils bombardaient Berlin pour préparer l’assaut. La décapitation. C’était la fin. Tout à coup, il ne sut plus pourquoi il interrogeait cette malheureuse femme dans cette maudite buanderie alors qu’ils étaient peut-être en train de bombarder la Kantstrasse. Il se leva, s’assit sur le bord de la lessiveuse, face à la femme.
— Ruprecht Haas assassine aveuglément toute personne qu’il rend responsable de son arrestation et de sa déportation. Vous trouvez ça bien ? Il faut l’enfermer, ce type, il est fou. Sinon, il continuera à tuer.
— Je ne crois pas un mot de ce que vous racontez. Ruprecht est quelqu’un de correct. Le seul problème, c’est qu’en ce moment il a un compte à régler avec quelqu’un, ce que je comprends très bien.
— Écoutez-moi, Frau Bulthaupt, que vous me croyiez ou pas, je m’en contrefous. Dites-moi simplement où je peux le trouver, ou donnez-moi le nom de la personne qu’il recherche. Parce que c’est sa prochaine victime.
Deux puissantes explosions secouèrent la maison. Il se jeta sur le sol, se rencogna entre la lessiveuse et le mur. Trois dangereux impacts suivirent, tout proches. Des morceaux de crépi humides, des plaques de ciment se détachèrent du plafond et lui tombèrent dessus. Il rentra la tête dans les épaules et ferma les yeux.
Quand il les rouvrit, le tabouret était vide et renversé. La femme s’était collée à côté de lui contre le mur, tremblant de tous ses membres.
— C’est fini, dit-elle. On va tous mourir. Les prochaines bombes vont déchiqueter la maison en mille morceaux. On va crever dans ce trou.
Elle s’éloigna un peu de lui et le pointa du doigt. Elle hurla :
— Et tout ça, c’est de votre faute !
Kälterer la prit par les épaules et la secoua.
— Le nom de l’homme que Haas recherche !
La réponse ne lui parvint pas, engloutie par une explosion assourdissante qui leur déchira les tympans. Ils se terrèrent, se plaquèrent davantage contre le mur, voulurent s’y fondre, bouche ouverte.
Gare de Stettin, Bernau, Biesenthal, descendre, rentrer à la maison, embrasser sa mère, ne pas déranger son père, félicitations, croyance, espoir, reprendre tout à zéro, tout recommencer depuis le début, faire à nouveau connaissance avec Merit, rentrer à la maison comme si rien ne s’était passé. Pas de Russes à proximité, pas d’épée de Damoclès sur la tête. Soupe aux pois cassés chez Aschinger, servie avec un petit pain gratuit.