Un grondement de tremblement de terre ébranla la maison. Des tuiles s’écrasèrent sur le sol de la cour où elles éclatèrent en mille morceaux, de grosses poutres s’abattirent sur le pavé avec un bruit sourd. Il n’avait encore jamais vécu à Berlin de déflagration si rapprochée. Il n’y avait probablement qu’une largeur de rue entre la mort et lui, entre ce trou pourri et la fin. Terminus. Finies les questions, finies les réponses. Ils bombardaient les quartiers ouest, avait dit la femme. L’ouest, la Kantstrasse, Merit.
La femme l’avait agrippé à l’épaule, s’était serrée contre lui, penchait la tête vers lui.
— Il cherche un homme qui avait eu une liaison avec sa femme. Il voulait se débarrasser de Ruprecht et l’a dénoncé. Probable qu’il voulait son magasin…
Il s’entendit demander :
— Le nom de cet homme ?
— Je ne sais plus. Avec la meilleure volonté du monde.
Cela n’avait pas d’importance. De toute façon, il savait qui Haas recherchait.
Les explosions s’éloignaient. Ils respirèrent profondément tous les deux, sortirent peu à peu de leur abattement. Il repoussa la femme et se leva. L’ouest de la ville était encore sous les bombes.
— D’où tenez-vous tout ça ?
— Ruprecht me l’a raconté. Il est tombé sur des lettres que ce type a envoyées à sa femme.
Il fallait qu’il aille tout de suite chez Merit, maintenant, aussitôt que ce serait terminé ici.
— Où puis-je trouver Haas ?
Elle ne répondit pas.
— Vous l’avez aidé ? Vous l’avez caché ?
Il écoutait le bruit des détonations qui continuaient à éclater dans le lointain avec la même intensité. Depuis quarante minutes les formations de bombardiers étaient sur la ville. L’ouest, avait-elle prétendu. Merit n’était peut-être pas à la maison. Il fallait qu’il sorte de là.
— Allez, dites-moi où il est, demanda-t-il machinalement.
Elle ne bougea pas. Elle était toujours assise par terre, adossée au mur, les yeux fermés, genoux au menton. De toute façon, tout cela n’avait plus d’importance. Il voulait rejoindre Merit.
Il alla à la porte et écouta, guettant la fin de l’alerte. Haas ne l’intéressait plus, Haas n’avait pas assassiné Karasek. Et il fallait qu’il aide Merit. Et elle l’aiderait aussi. Il devait la rejoindre. Il y avait bien un moyen pour eux de s’en sortir. Ensemble, on pouvait résister à tout.
Il n’entendit plus d’impacts. Il attendit, compta jusqu’à soixante et soudain ne supporta plus de rester là. Il abandonna la femme dans la buanderie et monta les marches encombrées de débris en direction de la cour. Par le portail à présent ouvert, il déboucha dans la rue couverte de nuages de fumée.
59
Il ne reconnut plus la rue. Pendant qu’il était assis tout tremblant, recroquevillé devant la porte de l’abri, elle s’était métamorphosée en un paysage labouré de cratères.
À droite, il fallait qu’il se tienne à droite. Pour venir, il avait longé un assez grand espace herbeux avec sa bicyclette, un parc public. Il fallait qu’il le retrouve. Ce serait un bon point de repère. Il courut. Des débris fumants de toutes tailles furent projetés dans la rue, percutant des gens qui hurlaient. Sur la chaussée en feu mouchetée de milliers de gouttelettes de phosphore, des flammes montaient à hauteur de genou jusqu’au carrefour. Du côté opposé, les immeubles n’étaient plus qu’un immense brasier. Le ciel était rouge, des flammèches virevoltaient comme des flocons de neige, des poutres enflammées s’écrasaient pêle-mêle les unes sur les autres, l’atmosphère retentissait de vacarme et de cris. Une odeur désagréable, suave et veloutée lui encombra le palais.
L’immeuble qu’il venait à peine de quitter sauta soudain sous une violente explosion de gaz. Deux ombres sortirent en trébuchant du bâtiment en flammes. L’une d’elles s’effondra, demeura au sol, les habits fumants. Il devina que cette forme allongée était une femme. L’autre silhouette s’agenouilla auprès d’elle et tenta de la remettre sur ses pieds. Il allongea le pas.
L’attaque aérienne se poursuivait dans un ciel obscurci d’épaisses fumées. Il entendait le vrombissement des bombardiers sans en distinguer aucun. Vers le nord-est, une étrange tache de soleil reflétait la chute d’innombrables bombes incendiaires à tige. Sifflant à travers les toits crevés quelques immeubles plus loin, elles avivèrent une mer de flammes. La fumée qui s’en échappa rougeoyait sur ses rives comme si le ciel déversait du feu. La voie était coupée. Il traversa la rue, s’efforça de sauter par-dessus des plaques de goudron visqueux et fumant qui collait aux semelles, tituba le long de carcasses de voitures aux réservoirs explosés, longea des soupiraux grillagés qui vomissaient une épaisse fumée noire et d’où sortaient des hurlements, évita des cadavres carbonisés, recouverts de poussière et de cendre.
Il perçut de nouveau plusieurs explosions proches, chercha à s’abriter contre un mur d’immeuble chauffé par l’incendie. Des tuiles s’abattaient dans la rue, des gouttières se détachaient en grinçant des toits pour se fracasser sur le sol fumant. Il déboucha enfin dans la rue où l’alerte l’avait surpris. Il trébucha sur les restes en charpie d’un cheval dont la tête arrachée, encore harnachée, pendait entre les brancards tendus vers le ciel d’un tombereau à moitié calciné.
Des silhouettes noires, couvertures humides sur la tête, vinrent à sa rencontre. Il n’y avait plus aucun espoir de continuer à avancer dans cette rue. Il vit un mur de flammes grondantes lui barrer le chemin, se détourna du violent souffle d’air qui lui coupa la respiration, menaçant de l’aspirer. Quelque part dans ce brasier son vélo était en train de fondre et le vieil homme brûlait dans le trou de sa cave…
Il fit demi-tour, rejoignit le groupe de silhouettes noires, eut du mal à lutter contre la force d’aspiration du feu. La perpendiculaire suivante serait peut-être praticable. Il gravit des ruines qui se consumaient lentement, buta contre des éclats de verre et des tessons de bouteilles fondus. Il avait vendu les mêmes services à thé dans son magasin. Le verre d’Iéna fond à sept cents degrés environ.
Une nouvelle flottille de bombardiers passait au-dessus de lui, à moitié dissimulée derrière des lambeaux de nuages de fumée tourbillonnante. Il leva les yeux, se laissa glisser dans un cratère de gravats, se couvrit d’éboulis et de décombres comme un enfant qui cherche à se protéger. Il vit la cargaison mortelle prendre son essor, en parabole d’abord, suivant la direction de vol, puis perpendiculairement au sol : un tapis de bombes !
Les toits disparurent à l’horizon, soufflés par les explosions. Des nuages gris foncé s’élevèrent et les centaines de détonations qui se superposaient les unes aux autres roulèrent à travers les défilés creusés par les immeubles qui s’effondraient. De gigantesques flammes dévoraient les deux tours d’une église.
Il atteignit la rue suivante où des canalisations s’étaient rompues. L’eau et des déjections avaient envahi les jardinets devant les maisons. Des petites pyramides de gravats émergeaient d’un jus sale. Une chaîne humaine s’était formée d’un côté de la rue pour tenter d’éteindre avec des seaux d’eau un rez-de-chaussée en flammes. Là aussi, le passage était bouché.
Il courut au carrefour suivant. Une large allée croisait sa route. De chaque côté, les arbres brûlaient comme des torches jusqu’aux plus hautes branches. Il subsistait juste une voie étroite pour passer au milieu. Un convoi entier de réfugiés avait dû se laisser surprendre dans ce passage exigu, encombré de carrioles, de chariots à ridelles, de tombereaux, de charrettes à bras, certains à moitié consumés, d’autres entièrement calcinés. Les restes de chevaux morts et d’autres animaux de trait déchiquetés étaient éparpillés sur le pavé soulevé. Mais il ne vit pas de cadavres humains.