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Il zigzagua entre ces dépouilles, enjamba des fils électriques arrachés de l’éclairage municipal dont les lampes gisaient brisées sur le sol, et fit un détour pour éviter un tuyau à gaz rompu d’où sifflait une longue flamme bleuâtre et qui se balançait comme la queue d’un chien qui frétille.

C’est alors seulement qu’il prit conscience qu’il n’était pas le seul être vivant en train de courir dans cette rue pour sauver sa peau. Vêtements déchirés, sales et roussis, plusieurs personnes se hâtaient dans l’allée constellée de fondrières et d’obstacles. D’autres, choquées, débouchaient de rues adjacentes en flammes. Après avoir gravi des monceaux de ruines, on se laissait glisser sur les fesses dans ce qu’il restait de la chaussée pour vite se joindre au flot des fugitifs épuisés. Il se retrouva lui aussi parmi eux. Pour un temps, on n’entendit que le ronflement des flammes, le frottement et le raclement des pieds sur le sol, la respiration asthmatique de personnes âgées, les gémissements et les sanglots de femmes et d’enfants, les hurlements de blessés allongés le long de l’allée, les appels étouffés de victimes ensevelies, les cris des mourants qui s’échappaient des entassements de ruines.

Il parvint au parc. Partout des gens étaient étendus sur le sol, enroulés dans des couvertures, adossés à des arbres. Des infirmiers et des bénévoles de la Croix-Rouge s’occupaient des blessés graves, distribuaient couvertures et boissons. Rescapés des mers de flammes, surgis de tous côtés, des survivants débouchaient sur cette prairie, qui allait certes les protéger du feu, mais pas des bombes qui continuaient à tomber, car la ville tremblait encore sous les puissantes explosions.

Il s’assit dans l’herbe fraîche, essaya de reprendre souffle et de retrouver son calme, ferma ses paupières brûlantes. Berlin était transformé en un tas de cendres et de ruines…

Toutes les bombes de la terre sur leurs toits et leurs têtes.

Non, ce qu’il avait pensé jadis ne valait plus. Pas depuis qu’il avait été dans les bras de Karine, depuis qu’il avait rencontré dans la soupente cette femme avec son enfant. Beaucoup de gens dans cette ville n’avaient pas mérité ces bombes, des gens qu’il n’avait malheureusement pas eu l’occasion de connaître au cours de ces années vécues pour rien.

Mais il n’était pas trop tard. Il fallait qu’il survive à ces saletés de grêles de bombes ne serait-ce qu’à cause de ce Bideaux. Il espéra de tout son cœur que cette crevure échapperait à ce bombardement, qu’il puisse enfin lui régler son compte. Sinon tout aurait été vain et tout nouveau départ dans la vie serait condamné. Quand il en aurait fini avec ça, il pourrait se présenter devant Karine, lui montrer qu’il était un homme comme les autres, construire une vie nouvelle, avoir des enfants…

Il voulut la serrer contre lui, sentir son corps. Pendant les raids, elle n’avait jamais autant peur que lui. Les bombes ne pouvaient pas l’atteindre.

60

Il longea le trottoir. La voiture n’était plus là où il l’avait garée. Elle avait été projetée quelques mètres plus loin contre un mur et gisait retournée sur le toit. Le buste lacéré de Kruschke pendait par la vitre de la portière. Pour lui la guerre était finie.

La rue était encombrée de blocs de pierre et de morceaux de bois que les explosions avaient catapultés par les airs. Quoiqu’il n’y ait pas eu un seul arbre qui bordât la rue, des branches brisées gisaient sur le pavé déchaussé. Des êtres humains isolés couraient en tous sens dans la fumée irritante qui balayait la rue, s’échappant en tourbillons d’une maison en flammes.

Il fallait qu’il aille chez Merit. Après un bombardement aussi violent, leurs querelles étaient secondaires, ils devaient se soutenir pour survivre. Il courut vers la gare de Görlitz, espérant que le métro fonctionnait encore. Des grappes humaines apeurées s’étaient agglutinées en rangs serrés sur les marches de la station.

— La prochaine rame, c’est pour quand ? demanda-t-il à un employé en train d’actionner la manivelle d’un téléphone, l’oreille collée à l’écouteur.

L’homme le regarda à travers ses paupières rougies.

— Il faudra des heures avant que ça reparte, si toutefois ça repart ! Pas de courant. Vous ne savez donc pas tout ce qui vient de tomber, surtout dans le centre ? Je n’arrive même pas à obtenir la ligne.

Il avait à peine entendu la réponse qu’il faisait volte-face et se hâtait vers la sortie.

Il lui fallait coûte que coûte rejoindre la Kantstrasse. Il reprit sa course vers l’ouest dans la Skalitzerstrasse. Plus il se rapprochait du centre, plus il y avait d’immeubles en feu. Des flammes dégorgeaient d’embrasures de fenêtres, l’air était de plus en plus chaud. Des nuages de toutes les couleurs d’explosifs — jaunâtres, bleuâtres, verdâtres — s’unissaient en gros champignons de fumées qui obscurcissaient le ciel, voilaient un soleil qui le matin même avait débarrassé les toits de leur givre. Une lueur falote passait à travers la couverture de plus en plus épaisse de nuages et de fumée qui plongeait la rue dans une lumière couleur de soufre. La fumée embarrassait les bronches et les poumons. Il ne put s’empêcher de tousser, s’arrêta, regarda autour de lui.

Une femme lui attrapa l’épaule, sans doute sortie d’un des immeubles en ruines.

— Au rapport, mein Führer : ils sont tous morts.

Elle l’agrippa brutalement à la veste.

— Il faut le dire au Führer ! Moritzstrasse 17 ! Tous les habitants, morts ! Mon enfant, mort, toute ma famille, morte ! Il faut le dire au Führer !

— Mais calmez-vous donc !

Il la saisit aux poignets et essaya de lui faire lâcher prise.

— Il faut faire un rapport au Führer.

— Mais je ne suis pas le Führer !

Elle le lâcha, tituba en direction du tas de ruines fumant.

Il la suivit des yeux et c’est alors seulement qu’il remarqua les petites poussières de suie qui voletaient partout. Il toussa de nouveau, se couvrit la bouche d’un mouchoir et continua à courir.

Quelques carrefours plus loin, il découvrit une voiture aux vitres brisées garée le long d’un trottoir. Le propriétaire était vraisemblablement encore dans un abri. Il la démarra sans problèmes, la manœuvra dans le chaos, dut contourner des rues rendues impraticables par les amas de décombres. La chaleur térébrante qui entrait par les portières était presque insoutenable.

Traverser la ville semblait impossible. A la porte de Halle et plus loin au nord, ce n’était qu’un océan de fumée et de flammes. Impossible de progresser vers le centre. Il fallait qu’il fasse un détour par le sud. Il eut de la chance et trouva un pont à peu près intact sur la Spree. Mais sur l’autre rive il fut confronté au même paysage de désolation. Partout des immeubles dévorés par des flammes, des rues entières détruites, partout des nuages de poussière et de suie, des êtres humains en fuite. C’était le coup de grâce. Berlin ne s’en relèverait jamais. Le Berlin des organes gouvernementaux n’était plus. Le moment était venu de prendre congé. Il était désormais maître de son destin.

Il fallait absolument qu’il rejoigne Merit, qu’il trouve avec elle le moyen de continuer ensemble. Il la supplierait de l’aider, de le cacher au besoin. Il lui fallait rejoindre la clandestinité. La solution était là. Naujocks, Nebe et consorts s’étaient déjà engagés dans cette voie, avaient retourné leur veste, un peu trop tôt même. Mais après ce bombardement il n’était plus question d’attendre, de tergiverser.