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Il fallait qu’il pense à lui à présent. Sans Merit, il ne lui restait plus qu’une possibilité. Ce n’étaient pas les apôtres de la morale qui guidaient le monde. Au contraire, ils restaient sur le carreau, finissaient morts sous les ruines.

Un pompier déposa la dépouille du gamin sur les autres. Il avait pourtant monté courageusement la garde avec son bâton, mais n’avait pas réussi à défendre l’immeuble contre les bombes.

Kälterer se leva, secoua la poussière de son manteau et retourna à sa voiture. Non, décidément, il ne voulait pas la voir morte.

61

Le chemin du retour lui fut une marche de l’horreur. L’air chaud, étouffant, chargé d’une odeur d’incendie, vibrait au-dessus du désert de ruines. Partout régnait un silence affreux, oppressant. Plus qu’un silence, un mutisme. Les gens se confiaient à peine le strict nécessaire, toute la ville était frappée de stupeur. Des camions amenaient de l’extérieur des renforts en hommes, des autobus conduisaient les sans-abris aux lieux de rassemblements, des bombes à retardement explosaient, les flammes crépitaient toujours, des murs s’écroulaient encore avec des grondements sourds. Mais tous ces bruits étaient noyés dans le mutisme de cette journée, dans le silence qui recouvrait Berlin comme cet immense nuage de fumée noire dont le ventre pesait sur la ville.

Il était continuellement obligé de demander sa route. Il faisait face à des visages sans expression, impavides, apathiques, qui le renseignaient sans exprimer la moindre émotion, sans arrêter de fouiller les gravats. Des femmes et des hommes épuisés sanglotaient, assis sur des chicots de murs, les yeux dans le vide, serrant à pleines mains contre leur poitrine les maigres biens qu’ils avaient pu sauver. Il passa à côté de monceaux de cadavres, entassés pêle-mêle ou soigneusement allongés l’un à côté de l’autre, des corps démembrés, désarticulés et calcinés, des morts sans blessures aussi, dont les poumons avaient éclaté sous les ondes de choc. Des slogans tout fraîchement peints incitant à lutter jusqu’au bout brillaient sur des façades en ruine : « Capituler — jamais » ou « Maintenant ou jamais » ou « Le Führer ordonne, nous obéissons ». Il vit les voitures de pompiers, les ambulances et les infirmières de la Croix-Rouge, les cantines mobiles organisées à la hâte, que le populaire appela vite des canons à goulasch, les points d’enregistrement, les lieux de rassemblement et ceux prévus pour les pansements. Personne ne faisait attention à lui au milieu de ce chaos, il faisait simplement partie du peuple errant des ruines.

Devant la gare de Görlitz touchée par les bombes, il fut arrêté par deux SA.

— Allez, avec les autres, là, donnez un coup de main.

Ils lui désignèrent brutalement un groupe de civils requis au dégagement des voies. Soulagé qu’on ne lui ait pas demandé ses papiers, il suivit le groupe à travers les lieux saccagés. Des wagons à bestiaux, dont beaucoup réduits à l’état de squelettes et calcinés, étaient couchés sur le ballast ou stationnés sur des rails tordus par la chaleur.

Un officier SS donnait les ordres. Il ne s’attendait absolument pas à ce qu’il vit brusquement : des dizaines de cadavres d’enfants qui leur dégringolèrent dessus quand ils firent glisser les portes des wagons encore à peu près intacts, des membres coincés dans des parois de bois éclatées, des visages livides et ensanglantés aux bouches grandes ouvertes pris dans les lucarnes grillagées. Calcinés, étouffés, gelés. Des centaines de cadavres d’enfants.

— Jetez-moi ça sur les camions, commanda l’officier SS.

Il lut la destination des wagons. Bergen-Belsen.

— Ils viennent certainement des camps de l’Est, lui souffla un jeune homme.

Les gardiens ne s’étaient absolument pas préoccupés du sort des enfants pendant le transport et à la première alerte, ils s’étaient tout simplement sauvés, abandonnant les wagons et les laissant mourir de faim et de froid. C’étaient bien tous les mêmes ordures. Il serra les dents. Lui sauter à la gorge, tout simplement, à cette crevure qui donnait des ordres. Ce serait si facile, ça irait si vite. Mais il continuait à porter dans ses bras des corps d’enfants, à les déposer dans les camions, l’un après l’autre, sans cesser de penser à celui qu’il voulait attraper.

Après deux heures de ce travail, on le laissa partir. Il se dirigea en titubant vers la place de la gare. Il avait à peine passé le portail qu’il eut la nausée. Il vomit les restes de vin rouge. Il tremblait, hoquetait et sanglotait comme un enfant. Il s’affaissa sur le bord du trottoir, se pencha en avant et enfouit son visage dans ses mains. Ses larmes coulaient à travers ses doigts sales. Comme dans un brouillard, il vit défiler des gens chargés de lourds sacs à dos et de valises.

Il finit par reprendre sa route, gravit des décombres fumants et des alignements de rues aux chaussées soulevées par les déflagrations jusqu’à ce qu’il parvienne enfin devant les ruines calcinées de la maison qui lui avait offert protection et abri. Il y avait énormément de monde pour tenter d’éteindre des flammèches qui reprenaient aussitôt. D’autres essayaient de déblayer les gravats avec des pelles, dégageant des meubles ou des cadavres.

Il la découvrit tout de suite non loin du portail. Elle attendait d’être identifiée, allongée avec d’autres morts. Ses cheveux blonds lui couvraient en partie le visage. Ses vêtements étaient à peine salis, on aurait pu la croire endormie. Il s’approcha, demeura debout à ses pieds. Une saute de vent retourna le bas de sa robe à fleurs. Son regard erra un instant sur le liseré de sa combinaison. Le coup de vent suivant lui rabattit la robe sur les mollets. Il lui serra les jambes, prit deux tuiles qu’il déposa sur l’étoffe de chaque côté des cuisses.

Il fit volte-face, tituba quelques mètres plus loin et s’assit sur une commode renversée. On déposait toujours de nouveaux cadavres sur le pavé. Des voisins, des familiers et des amis arrivèrent, firent cercle autour des morts et pleurèrent. Il était incapable de pleurer. Il tenait en main un fragment de cloison plein de suie sur lequel était collé un lambeau de papier peint sale avec des fleurs. Il suivit le dessin du doigt tandis que des idées de vengeance lui bourdonnaient dans la tête. Il n’en avait pas encore fini. Et la guerre n’était pas finie non plus.

De l’autre côté de la rue, deux recrues des Jeunesses hitlériennes descendaient des éboulis, armées d’un seau de peinture et de pinceaux. Un vieil homme en train de fouiller dans des gravats se releva et cria quelque chose aux deux adolescents. Le plus âgé posa son seau de peinture et marcha sur lui. Haas entendit la voix juvénile portée par le vent :

— Encore une remarque comme ça, et je vous signale…

Le vieil homme secoua la tête, se détourna et se remit à fouiller les décombres.

Les deux jeunes s’arrêtèrent devant une façade encore debout, plongèrent leurs pinceaux dans la peinture et barbouillèrent sur le crépi noirci : « Peuple, debout, lève-toi, ouragan ! »

62

La voiture hoqueta, avança par soubresauts, cala et il ne put la remettre en route.

Sans égards envers la carrosserie, les pneus ou le pot d’échappement, il avait roulé en direction du centre sur des chaussées défoncées, vers le quartier du gouvernement, au milieu de nuages de fumée qui s’épaississaient de plus en plus. Il abandonna la voiture et se fraya un chemin à pied. Il passa le Landwehrkanal en équilibre sur les poutrelles d’acier d’un pont détruit, puis il perdit l’orientation. Il croisait des flots de plus en plus importants de gens traînant les restes de leurs biens avec eux, poussant des landaus ou tirant des charrettes. Il demanda sa route à l’un de ces visages égarés, n’obtint pas de réponse, arrêta le suivant qui lui fit un vague signe de la main sans s’arrêter.