Tous ces visages avaient l’air de le regarder fixement à travers les nuages de fumée, les yeux pleins de reproche. Et pourtant tous avaient hurlé « Heil ! », tous ces visages hébétés qui espéraient trouver un train de banlieue capable de les emmener dans les quartiers ouest où la sécurité était plus assurée. Ils avaient crié « Heil ! » à tout propos. Mais maintenant que tout allait mal, seuls ceux de là-haut étaient responsables. Le Führer vous offre du travail, le Führer vous fait cadeau de la « voiture pour tous », le Führer construira des logements pour les camarades du peuple. Vous y avez tous cru. Et à présent, il faut en supporter les conséquences et régler l’ardoise.
Pendant deux heures, il se fraya un passage dans le quartier du gouvernement en ruine. Les centres de commandement et les centres nerveux du Reich en avaient pris un sérieux coup, l’Allemagne luttait contre son agonie. L’intensité du raid avait été inouïe, les Alliés avaient voulu affirmer leur puissance. Mais malgré l’étendue imprévue des dégâts, il vit partout des soldats et des pompiers, des secouristes, des techniciens et des Jeunesses hitlériennes qui tentaient une fois encore de recoller les nerfs déchirés du Reich.
Il erra dans ce paysage de ruines qui se consumaient lentement jusqu’à ce qu’il se retrouve dans la Kochstrasse. Des flammes dansaient dans des embrasures de fenêtres calcinées, léchaient des poutres couchées dans la rue. Tombant de tout leur poids sur la chaussée, d’énormes blocs de pierre se détachaient de la façade de l’immeuble de l’éditeur Ullstein.
Il courut vers l’entrée des bureaux. Une explosion retentit soudain à quelque distance, si violente que le souffle de la détonation le projeta en arrière. Quelques secondes plus tôt, quelques mètres de plus, et il était mort. Bouche ouverte, se protégeant la tête avec les mains, il se jeta dans une entrée d’immeuble. Les déflagrations se succédèrent, tandis que des morceaux de tuiles et de crépi s’écrasaient dans la rue. Il se releva, attendit, reprit sa course dès que tout se fut calmé.
Une secrétaire venait dans sa direction. Il la retint par le bras.
— Que s’est-il passé ?
— En face, le bureau du parti a explosé. Ils y avaient entreposé des armes, des lance-roquettes antichar et des choses comme ça, débita-t-elle. Et c’est pas fini, c’est pas fini !
— Les bureaux de la cave existent encore ?
Elle opina.
— Les dossiers ont été évacués ?
— Bien sûr que non !
Elle se libéra.
— Tout brûle, et puis cette explosion maintenant ! Je veux sortir d’ici.
Elle s’enfuit.
Les étages supérieurs de l’immeuble étaient en feu. La chaleur avait déjà fait exploser les vitres des fenêtres. Des éclats de verre crissèrent sous ses pas quand il pénétra dans le bâtiment.
Les bureaux étaient vides, il n’y avait plus personne. Manifestement, les employés avaient quitté leurs postes, surpris en plein travail. Un sandwich entamé gisait sur une assiette, un écouteur reposait à côté d’un téléphone désormais muet. L’armoire en acier qui contenait les dossiers les plus importants était ouverte, clé sur la serrure.
Il trouva tout ce dont il avait besoin. Carte d’identité en blanc, formulaires, livret militaire, carte de travailleur forcé pour le Volkssturm, cartes d’alimentation. Il prit dans les tiroirs les tampons qui lui seraient utiles, bourra ses poches avec tout ce qu’il avait ramassé et se trouva ainsi armé pour tous les scénarios imaginables de la fin de la guerre. En sortant, il se dit qu’il valait mieux qu’il emporte aussi les dossiers de son enquête. Langenstras était certainement encore en vie et il était possible que la guerre dure plus longtemps qu’il le pensait.
Il entendit quelques poutres ou des blocs de pierre tomber avec fracas aux étages supérieurs. Instinctivement, il rentra la tête dans les épaules. Il se hâta vers son bureau, sortit l’un après l’autre les tiroirs du compartiment à cylindre, les retourna sur le sol, empila des papiers sans chercher à les trier. Il se baissait pour ramasser le petit tas quand il vit quelques feuilles volantes qui tramaient au fond du logement du dernier tiroir, sur le socle du bureau. L’arrière du tiroir du dessus manquait et elles avaient sans doute glissé par cette ouverture. Il se baissa, tendit le bras pour ramasser les quelques pages. C’est alors qu’il vit le petit calepin noir.
63
Le métro direction gare de Friedrichstrasse remarchait. Il se plaqua contre la paroi du wagon encombré. Il prenait un gros risque, le danger d’un contrôle était grand, mais c’était la seule solution pour parcourir de grandes distances sans bicyclette.
Le raid aérien qui avait eu lieu trois jours auparavant avait coûté la vie à vingt mille personnes environ. Et la nuit passée les Anglais étaient revenus. Il avait survécu à ce dernier bombardement dans un trou de cave humide et froid qui lui servait depuis quelque temps de cache et d’abri. Bien qu’à grands coups de plat de la main il ait brossé au mieux la suie et la saleté de ses manteau et pantalon, il donnait une impression de négligence et de déchéance. Il est vrai qu’il n’était pas le seul, beaucoup avaient l’air de ne pas avoir changé de vêtements depuis des semaines parce qu’ils n’avaient pu sauver que ce qu’ils portaient sur eux. Il était un parmi d’autres.
Il avait lu dans le Völkischer Beobachter que les Russes étaient sur la rive de l’Oder, à quelque quatre-vingts kilomètres à peine de Berlin, et qu’ils marchaient sur Francfort-sur-l’Oder. Mais l’Armée rouge faisait manifestement une petite pause afin de reprendre haleine avant de monter à l’assaut de la capitale du Reich. La Prusse-Orientale était déjà coupée du reste du front. Les bateaux Force par la joie, le Robert Ley, Der Deutsche et le Wilhelm Gustloff avaient été réquisitionnés pour transporter vers l’ouest les réfugiés des villes portuaires surchargées de Pillau, Dantzig-Neufahrwasser et Gotenhafen. À peine une semaine auparavant, le jour anniversaire de la prise de pouvoir par Hitler, un sous-marin russe avait coulé le Gustloff dans le golfe de Dantzig et plus de cinq mille réfugiés, principalement des femmes et des enfants, avaient péri dans les eaux glacées de la Baltique.
Entre-temps, Berlin était devenu la plaque tournante de flots ininterrompus de réfugiés. Tous ceux qui le pouvaient marchaient vers l’ouest pour se mettre en sécurité, une sécurité même précaire, avec leur famille. Loin des bolcheviques qui avançaient, le plus loin possible de leur soif de vengeance. Les réfugiés de Prusse-Orientale et de Poméranie se précipitaient dans la ville bombardée, à pied, dans des wagons bondés de la Reichsbahn ou en longs convois de charrettes tirées par des chevaux, des bœufs ou des êtres humains. Les rumeurs les plus incontrôlées sur des atrocités commises par les Russes augmentaient la peur de l’Armée rouge qui se rapprochait inexorablement.
Tout cela ne l’intéressait pas beaucoup, à dire vrai. Le destin des autres ne le touchait pas, seuls les enfants lui faisaient pitié, sinon tout cela ne le concernait pas. Le vent avait tourné. C’en était fini de la douceur aryenne pour les camarades du peuple. On leur présentait l’addition pour toutes les horreurs commises en leur nom. Ils ressentaient à présent dans leur propre chair ce qu’était un pays en proie à la guerre totale. Il n’avait plus rien de commun avec l’Allemagne, avec un commerçant du nom de Ruprecht Haas. Il avait déjà payé, et il avait tout perdu. Il ne lui restait que la valise qu’il portait attachée à l’épaule par une cordelette, et cette idée fixe qui le maintenait encore en vie. Tirer vengeance de Ludwig Bideaux le poussait vers l’avant, l’animait, donnait encore un sens à son existence perdue.