Il descendit la Friedrichstrasse et se laissa porter par la foule jusque dans le hall de la gare. Chargés de bagages impossibles, de sacs à dos et de biens transportables, un flot humain gravissait les marches des quais et roulait vers les sorties. D’autres luttaient à contre-courant, cherchant l’escalier pour descendre, d’autres encore faisaient la queue devant des guichets ou se pressaient autour d’employés du métro. De très jeunes recrues de la Wehrmacht se rassemblaient avec leurs armes et des hommes en uniformes de toutes sortes fendaient la foule. Dans les salles d’attente, des voyageurs prenaient leur mal en patience, assis sur leurs valises ou des cartons que ceinturaient des ficelles.
Il resta à côté de l’entrée principale et soudain il vit Serge. Le Français l’entraîna à l’écart de la foule.
— Prudence, lui murmura-t-il. Beaucoup de mouchards, d’indicateurs. L’homme veut mille deux cents marks pour l’arme. Donnez-moi l’argent ici, faut que je descends vite. D’accord ? Alors, allons-y !
Ils se frayèrent un chemin à travers la foule compacte, jouant des coudes jusqu’au large escalier qui descendait aux quais. On prétendait que le métro était à l’épreuve des bombes, et c’est ainsi qu’y campaient des sinistrés, ou des individus particulièrement craintifs. Ils s’étaient aménagés une place qu’ils ne quittaient qu’en cas d’extrême nécessité, assis sur des chaises pliantes, des lits de camp, au milieu de valises et de paquets, entourés de voyageurs, de soldats et de réfugiés. La scène ressemblait au campement souterrain d’une armée en déroute.
En compagnie du Français, Haas parvint à un niveau presque uniquement occupé par des étrangers. Des jeunes gens bavardaient avec des filles habillées et fardées de manière voyante, des êtres qui ressemblaient à des Slaves flânaient en vestes ouatées. Des Français, des Italiens, des Polonais, des Danois et des Ukrainiens faisaient les cent pas sur les quais ou stationnaient en groupes, fumaient, riaient. Ils semblaient tous se connaître.
À la devanture d’un kiosque, plusieurs individus aux cheveux bruns regardaient un homme seul, adossé à un mur qui, ne paraissant pas s’occuper de ce qui se passait autour de lui, feuilletait un journal.
Serge s’arrêta derrière un pilier, se pencha vers l’oreille de Haas et lui souffla :
— Vous voyez, là-bas ? Peut-être mouchard ou flic. Attendez, je reviens tout de suite.
Le Français alla au kiosque, salua quelques hommes et disparut derrière la porte. Peu de temps après, il ressortit en compagnie d’un individu corpulent, aux cheveux noirs bouclés, vêtu d’un élégant manteau au col de fourrure. En passant devant Haas, Serge lui fit comprendre de les suivre sans se faire remarquer.
Il monta l’escalier derrière eux en gardant ses distances jusqu’à des toilettes pour hommes non signalées. Quelques secondes après eux, il se retrouva dans la pièce carrelée. Ils étaient seuls, mais Serge mit un doigt sur les lèvres, se pencha et jeta un œil sous les portes des toilettes. Il leva le pouce pour signifier que tout allait bien.
Sans un mot, l’homme aux cheveux noirs mit la main dans la poche intérieure de son manteau, en sortit un objet enveloppé dans du papier huilé, tout en lui présentant l’autre main, paume ouverte. Haas y déposa l’argent et il l’empocha sans même le recompter. Haas prit le petit colis et l’individu sortit rapidement des toilettes après un petit signe de tête à Serge.
Haas déballa le pistolet et contempla l’arme aux reflets mats. Il lança un regard interrogateur à Serge, penché en avant pour examiner l’arme.
— Je n’y connais absolument rien. Comment ça marche, ce truc ?
Le Français prit le pistolet, le soupesa et l’examina.
— C’est un 6,35, un Lignose calibre 25. Pour tirer, enlevez cran de sûreté, tirez glissière vers l’arrière, comme ça.
Il lui fit une rapide démonstration.
— Maintenant, une balle dans le canon, monte automatiquement du magasin[30]…
Serge tenait le pistolet par le canon.
— … là dans la crosse. Attention[31], chargé maintenant.
Il remit la sûreté et tendit l’arme à Haas. Celui-ci l’enfouit avec précaution dans la poche droite de son manteau, roula en boule le papier qu’il jeta dans un coin.
Ils sortirent des toilettes pour se rendre à l’entrée principale. Serge le salua.
— Beaucoup de chance, mon ami[32]. J’espère que votre plan réussit.
— Moi aussi, répliqua Haas en tendant la main au Français. J’avais peur que vous m’ayez oublié. Merci beaucoup.
— Nous sommes cheval de Troie en pleine capitale du Reich ! Adieu[33].
Il disparut dans la foule. Un train enveloppé de vapeur et de fumée passa en grondant. Le hall de la gare était toujours aussi plein et il perdit du temps avant d’atteindre enfin le guichet de la Reichspost devant lequel il y avait foule aussi. Tous attendaient une liaison interurbaine.
Il se fraya un chemin jusqu’au guichet des renseignements, saisit un annuaire téléphonique en lambeaux datant de 1943 et le feuilleta. B… Bi… da, enfin : Bideaux, Ludwig, Barbarossastrasse 10.
Il quitta la gare par la sortie de la Friedrichstrasse. Il faisait sombre à présent. Des ombres fantomatiques passaient à longues enjambées en direction du centre ou de la Oranienburgstrasse. Il tourna sur la gauche, flâna le long du muret qui bordait la rive obscure de la Spree jusqu’au pont réservé aux piétons dont les poutrelles de fer se découpaient dans le ciel gris du soir.
Il s’arrêta au milieu. Il entendait derrière lui des pas résonner sur les plaques de métal. L’arme pesait dans sa poche. Il tâta prudemment la crosse du pistolet. Puis il s’accouda sur le garde-fou, se pencha et contempla l’eau. Il cracha dans fa Spree aux flots noirs. Il était armé pour le dernier acte.
64
Il se tenait devant le squelette calciné du 10 de la Barbarossastrasse. Les étages supérieurs démolis formaient des marches d’escalier géantes jusqu’à la chaussée. Un seul appartement semblait encore occupé au premier étage gauche de l’immeuble. Pour le protéger des intempéries, des tôles avaient été fixées au-dessus des plafonds et les fenêtres étaient obstruées par des planches. Un tuyau de poêle rouillé qui laissait s’échapper une maigre fumée dépassait d’un trou dans le mur. On pouvait atteindre l’étage en gravissant un tas de ruines qui aboutissait à un palier où une porte n’était éloignée que de quelques marches de l’escalier qui se prolongeait encore quelques degrés, mais s’arrêtait brusquement et pendait dans le vide. À hauteur du troisième étage, une cheminée complète semblait accrochée au mur du fond, surplombant l’excavation.
Il escalada les décombres et frappa à la porte de l’appartement. Une petite fille ouvrit. Elle le contempla avec de grands yeux jusqu’à ce que sa mère apparaisse derrière elle.
— Que puis-je pour vous ?