Выбрать главу

Il se leva et balaya les saletés. Il sortit avec le corps du rat sur la pelle à charbon et jeta le cadavre dans la nuit, par-dessus un tas de gravats.

66

Les bombes explosaient non loin au-dessus de leurs têtes. Le bunker du mess du Tiergarten vibra. Une batterie de DCA répondit énergiquement. Bref silence des convives, tête entre les épaules, puis la fanfare continua bravement à jouer.

Ambiance de fin du monde. Le fatalisme se répandait de plus en plus. Il s’était rendu à cette fête en compagnie d’un jeune capitaine dont il avait fait la connaissance à l’hôtel. Ils avaient apporté avec eux quelques bouteilles de schnaps.

Des connaissances saluèrent gaiement le capitaine. L’endroit était plein à craquer d’officiers de passage, de coureurs de jupons, de permissionnaires, de femmes trop voyantes. Manifestement, nul ne voulait se laisser gâcher son plaisir. L’air était chargé de volutes de fumée bleue, épaisses à vous couper le souffle. L’alcool coulait à flots. Les tables étaient chargées de bouteilles de cognac, de plats de tranches de veau froides et autres douceurs rares. Étroitement enlacés et s’embrassant à pleine bouche, des couples tournaient sur la piste de danse cernée de visages grimaçants aux nez rouges.

Il transpirait. Comme la majorité des Berlinois qui souffraient du manque de charbon et des coupures d’électricité, il y avait longtemps qu’il n’avait pas suffoqué dans une telle chaleur. Il jeta sa veste sur celles qui encombraient déjà des dossiers de chaises, parmi des tuniques de toutes les armes, de la Gestapo, de la police, aux épaules piquées de galons de croix de guerre première classe, de croix de guerre deuxième classe, de décorations de combattants de l’Est, dites « Ordres de cul gelé », d’écussons pour actes d’héroïsme en combat rapproché, d’insignes du parti en or, de beaucoup de médailles diverses de blessés.

— Des mouchtiques !

Une Croix de chevalier amputée de la jambe droite le bouscula et lui tendit son verre.

— Mais ils ne piquent pas vraiment, je crois.

Il but, continua à zézayer et à lui postillonner dessus comme s’il le connaissait.

— Les Ruches auchichont à bout de forches, chinon ils cheraient là depuis longtemps, et ch’est eux qui mèneraient le bal. (Il rit à haute voix de sa blague.) On a repris Lauban ; la Poméranie, Kolberg tiennent, à Königsberg, à Breslau, on régiste partout. Il y a une contre-offensive sur le Plattensee. Les Ruches n’ont prechque plus que des enfants comme choldats, et maintenant nous nous battons dans notre propre pays, nous chavons ehe qu’ils veulent, plus aucune offensive ne peut nous churprendre.

— Je laisse au lieutenant-colonel le soin de juger de la situation générale.

Ils trinquèrent. La Croix de chevalier se rapprocha de son oreille.

— La tête de pont des Américains, hurla-t-il pour lutter contre la musique, ne peut que nous rendre cherviche. Vous allez voir, on marchera bientôt enchemble contre les Ruches. Nous, les Allemands, chommes partie intégrante de l’Occhident. Ils ne vont tout de même pas nous livrer aux Mongols et aux communichtes, nous chommes un peuple de culture !

Kälterer se demanda un instant s’il n’avait pas mal compris. Tout le monde se berçait d’illusions à présent.

— Non, non, vous verrez, on va remettre cha, et avec enthougiasme ! On les laiche rentrer et puis, avec les Ricains, on r’chante en chœur. Et les armées marchent vers Test, s’enfonchent profondément en territoire ruche, claironna l’officier, le regard vitreux, en marquant la cadence.

Kälterer le quitta en bredouillant une excuse, se fit jour à travers la foule des danseurs et chercha une chaise libre. Tout le monde savait pourtant qu’il ne restait plus que le choix entre mourir en héros ou décamper. Des soldats désarmés rôdaient dans les rues, le nombre d’actes d’indiscipline augmentait malgré les nombreuses et expéditives cours martiales mobiles à procédure accélérée, les premiers officiels abandonnaient la capitale du Reich. La débandade était inévitable. Et dans le même temps, on raclait les fonds de tiroir pour rassembler les dernières troupes de réserve.

Ils l’avaient oublié. Ils ne se rappelaient certainement même plus qu’il existait. Mais il ne leur faisait pas confiance. Quand ça barderait vraiment, il se signerait un ordre de mission pour l’Ouest, loin des Russes. Mais pour l’instant le système était encore intact et au cas où Langenstras regretterait son absence, il était encore capable de lâcher ses sbires à ses trousses. La première chose à faire était donc d’attendre, de mettre à jour ses dossiers pour être prêt à se présenter au rapport au cas où Langenstras le convoquerait.

Il s’assit dans un coin avec une bouteille, un peu à l’écart des turbulents fêtards qui saluaient chaque impact de bombe en braillant comme si c’était une fusée de feu d’artifice du Nouvel An.

Langenstras n’avait qu’à l’appeler. Il pourrait lui détailler presque toute l’histoire, il la connaissait de bout en bout, y compris peut-être même avec les mobiles. Toutes les affaires illégales de Karasek étaient consignées dans le calepin qui avait coûté la vie à Inge. Il savait qui avait tué Karasek, mais n’arrêterait le coupable que si Langenstras le lui ordonnait.

Au cours de son enquête, par hasard pour ainsi dire, il avait croisé la route de ce cinglé de Haas. Les affaires étaient très étroitement liées. Si toute cette racaille habitait le même immeuble, tous étaient aussi impliqués dans cette histoire de contrebande dont le beau-frère de Stankowski lui avait naguère parlé. Si Langenstras le convoquait au rapport, il pourrait ainsi lui faire cadeau du dénouement de deux affaires.

— Je n’ai pas encore dansé avec vous.

Une jeune femme en uniforme lui prit la main et l’entraîna sur la piste. Il se coula machinalement dans les pas d’une valse. La femme était légèrement ivre et bousculait d’autres couples tout en se serrant étroitement contre lui.

— Ne faites pas cette tête, lui murmura-t-elle. C’est la fête, aujourd’hui.

Il accéléra l’allure. Ils tournaient et tournaient, elle gloussait et riait. Ils s’accrochèrent avec un autre couple et tous quatre se retrouvèrent par terre.

La femme se releva en titubant, lissa sa blouse, tapota sa robe et dit en grimaçant un rictus :

— Jouis de la guerre, la paix sera terrible.

Il la regarda fixement. Ceux qui ne se faisaient pas d’illusions étaient donc devenus cyniques.

— Mais uniquement pour ceux qui sont complètement idiots, ajouta-t-il à voix basse, cherchant à quitter la piste de danse.

Le bunker fut secoué par les déflagrations d’une roulade de bombes explosives, la lumière vacilla. Un homme en civil, qui pouvait à peine encore tenir sur ses jambes, fixa le plafond de l’abri d’un air de défi, perdit l’équilibre et tomba à la renverse dans les jambes de Kälterer.

— Bande de misérables, hurla-t-il. Vous voulez nous écraser sous vos bombes, hein, bande de lâches ?! Mais ne vous faites pas trop d’illusions !

Il sortit son arme et tira dans le plafond à plusieurs reprises. Les danseurs s’écartèrent, les buveurs cherchèrent refuge sous les tables et les chaises avec des gestes encombrés. Des éclats de béton volèrent à travers le bunker. On entendit un cri.

Kälterer chercha la femme, mais elle avait disparu. Le jeune capitaine s’approcha et lui dit :

— Quelqu’un a été touché au bras. Venez, filons d’ici avant que ça se gâte. Dehors, il y a un major avec une voiture qui va dans notre direction.

Le major conduisait lui-même. Il roulait par à-coups, à vive allure. Kälterer était assis à côté de lui. Le capitaine avait pris place derrière avec une femme. « Une vieille connaissance », avait-il prétendu, une actrice.