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Un important groupe d’hommes de la milice du Volkssturm, quelques-uns armés de pics et de bêches, s’enfourna dans le métro en frôlant Kälterer qui ne voulait pas perdre sa place à la porte. Sales, transpirants, ils arrivaient directement de travaux de déblaiement, ou venaient d’ériger des barricades. La plupart des Berlinois devaient se prêter à ce jeu après leur journée de travail. On avait assigné une tâche à tout le monde : les femmes construisaient des barrages à la circulation, les retraités creusaient des tranchées ou des trous individuels, les enfants s’exerçaient au lance-grenades antichar. Apparemment, lui seul avait été oublié. Jusqu’à présent.
— Avancez dans l’allée et dégagez les issues, ordonna le contrôleur.
Kälterer se pressa contre la paroi. Langenstras l’avait enfin convoqué au rapport. Il avait revêtu son uniforme. Le Gruppenführer n’accepterait plus de manœuvres dilatoires. Il lui fallait donc étaler son jeu, mettre les résultats de ses investigations sur la table.
Les hommes du Volkssturm avaient du mal à entrer dans le wagon avec leurs outils et l’examinaient sans oser le repousser dans l’allée. Il remarqua leurs regards, devina qu’ils parlaient de lui, saisit un bout de phrase : « … bah, c’est tout de même sympa qu’il y en ait encore quelques-uns qui se soient pas fait la malle… » Kälterer ignora la raillerie, il ne voulait pas d’histoires. Ces derniers temps, le changement de ton dans Berlin devenait de plus en plus patent. Malgré les mesures extrêmement sévères du gouvernement, les habitants étaient plus effrontés, plus frondeurs. Les peines, la douleur qui pesaient sur eux leur faisaient oublier toute prudence, ils en avaient assez. La mauvaise humeur contre le contingentement des rations au moment où l’économie de marché noir s’effondrait, les raids aériens incessants, la colère contre les slogans qui exigeaient de tenir jusqu’au bout se répandaient de plus en plus. Les coupures d’électricité se prolongeaient durant des heures, et le courant revenait le plus souvent avant une alerte, quand on ne pouvait plus s’en servir. Il fallait péniblement monter dans les appartements des seaux d’eau et des brocs tramés depuis les fontaines qui fonctionnaient encore. La pression du gaz dans les tuyaux, quand ils étaient encore intacts, suffisait à peine pour la cuisine, encore fallait-il éviter les heures de pointe et faire à manger tard dans la nuit. Ceux dont l’immeuble avait été bombardé devaient cuisiner sur des fourneaux publics installés dans les rues au milieu des gravats, et tous les jours de longues files d’attente se formaient devant des soupes populaires rapidement organisées.
Les suicides étaient à l’ordre du jour. Qu’il s’agisse de bonzes du parti, de faisans dorés qui se tiraient une balle dans la tête, ou de simples gens qui cherchaient la mort en se jetant dans le Landwehrkanal, craignant la fin de la guerre et les représailles ou désespérés devant cet indescriptible naufrage beaucoup paraissaient impatients de mourir. Mais la majorité voulait vivre la fin de la guerre, quelle qu’en soit l’issue. On entendait de plus en plus souvent des bons mots sarcastiques, comme par exemple : « Avant qu’on me prenne, je préfère encore croire à la victoire finale. » Des affiches qui exhortaient à ne pas céder étaient recouvertes de grands « Non » pendant la nuit.
Quelques voyageurs médisaient dans son dos :
— Les Russes vont se marrer quand ils vont voir nos barricades. T’as vu celles de la Lützower Platz ? Elles seraient même pas foutues d’arrêter une carriole de bouseux.
— Oui mais, d’un autre côté, s’ils croulent de rire, renchérit son voisin, ils auront vite perdu la guerre. Là v’là, l’arme miracle qu’on nous promet depuis si longtemps !
Kälterer descendit Kochstrasse. Il eut l’impression que les bâtisseurs de barricades se moquaient de lui à présent. Ils ne voulaient plus rien avoir à faire avec leur Führer, le rendaient responsable de tout. Mais personne ne les croirait. Ils se trompaient lourdement : les Russes ne feraient pas la différence.
Depuis sa dernière visite à Langenstras, les lieux avaient bien changé. Il était devenu impossible de danser à l’Europacafé. Il leva les yeux vers la façade de la bâtisse de la Saarlandstrasse : seules subsistaient à tous les étages des rangées de fenêtres vides cernées de traces noircies. La Prinz-Albrecht-Strasse ne s’en était pas sortie sans mal : le musée des Arts et Traditions populaires, le musée des Arts appliqués ainsi que le numéro 8, le siège de la Gestapo, avaient été touchés.
La sentinelle le conduisit à l’étage où une secrétaire prit le relais pour l’accompagner au bureau de Langenstras dont la porte était ouverte. Il entra et salua.
— Ah ! Kälterer, cher collègue, approchez-vous donc.
Assis derrière son bureau, il lui désigna une chaise.
— Laissez-moi seul avec le Sturmbannführer, intima-t-il à deux secrétaires qui nettoyaient la poussière de crépi du dernier bombardement.
Il regarda autour de lui. Le portrait du Führer le jour de la fête des moissons était appuyé contre le mur, cadre brisé, les étagères étaient en partie arrachées de leurs fixations, les livres négligemment entassés sur le sol. Le coin avec les fauteuils et la table avait l’air sale, fatigué, miteux. Le soleil printanier entrait par les carreaux cassés et donnait une couleur laiteuse à l’air poussiéreux. Devant les fenêtres, les éclats de verre jonchaient le plancher.
— Les vitriers vont venir cet après-midi.
Langenstras avait suivi son regard. Il prit place et entendit des morceaux de verre crisser sous les pieds de sa chaise.
— Eh oui, Sturmbannführer, j’aurai des vitriers. C’est très important, les privilèges.
Malgré le froid sensible qui régnait dans la pièce, le Gruppenführer était assis en bras de chemise, une bouteille de schnaps à moitié vide à la main. Sa vareuse chiffonnée gisait sur son bureau.
— Même Kaltenbrunner[34] devra faire preuve de patience. Les vitriers viennent d’abord chez moi. C’est déjà la deuxième fois cette semaine. On se tutoie presque, avec ces types. Je les ai fait classer « Indispensables pour F arrière-front ».
Il planta son regard dans celui de Kälterer.
— Tout fout le camp ! La fidélité, la discipline, l’esprit de corps, mais je suis encore à mon poste.
Il s’interrompit brusquement, balaya l’air du revers de la main.
— Mais laissons cela !
Il se versa du schnaps dans un verre.
Langenstras devait s’être déjà bien imbibé. Il avait le visage rouge et le regard vitreux embué par l’alcool. Mais ce n’était pas une raison pour ne pas rester sur ses gardes, loin de là !
— Ce beau petit monde, mon cher Kälterer, ce beau petit monde va changer.
Langenstras reposa la bouteille et désigna le bureau d’un geste de la main.
— Pour nous tous. Mais si étroit qu’il soit devenu pour nous, il faut que nous le protégions jusqu’au dernier moment, ce refuge de l’ordre et du devoir. Le Führer nous demande le dernier sacrifice, et nous le ferons. Il faut que nous regagnions tous notre poste pour défendre la civilisation allemande contre la barbarie sauvage du bolchevisme qui monte à l’assaut.
Ils ne l’avaient donc absolument pas oublié. Il se vit déjà couché derrière une de ces branlantes barricades antichars. À son commandement, vingt membres des Jeunesses hitlériennes boutonneux rangeraient dans leur sac d’écolier les tartines que leurs mères avaient emballées le matin même, puis se lèveraient pour charger en criant : « hourra ! » — et ils crèveraient comme des mouches, fauchés par les rafales des mitrailleuses russes.
34
Emst Kaltenbrunner. Successeur de Heydrich à la tête de l’Office central pour la sécurité du Reich.