— Gruppenführer, je connais l’assassin du camarade de parti Karasek. Laissez-moi mener l’enquête jusqu’au bout. Je suis tombé sur un abîme de trahisons, au sein même de nos propres rangs.
— Oh ! oh ! un abîme de trahisons !
Langenstras se carra en arrière dans son fauteuil, un imperceptible sourire aux lèvres.
— Mais c’est très intéressant, ça. Et qu’avez-vous donc découvert ?
— C’est une affaire délicate, et c’est pourquoi je peux vous assurer que je ne porte aucune accusation sans preuves solides. Cela concerne le Hauptsturmführer Bideaux. De graves soupçons pèsent sur lui en tant que principal complice du meurtre d’Egon Karasek et de celui de la secrétaire Inge Gerling. Il est même vraisemblable qu’il ait commis ces crimes de ses propres mains. Vraisemblable aussi qu’il soit responsable du meurtre d’un certain Eberhard Frei, tué en juillet dernier.
— De sérieux soupçons, dites-vous, mais ensuite vous ne dites plus que « vraisemblable ».
Langenstras avala le verre de schnaps et le reposa sur le bureau.
— Et les mobiles, Kälterer, les mobiles ? Il me faut vos preuves.
Le regard amusé avec lequel Langenstras l’observait l’irrita. Il posa l’in-octavo noir devant lui.
— Voici les notes de Karasek. Elles documentent les transactions illégales des dix dernières années. Elles révèlent aussi de quels genres d’affaires il s’agit. Tout a commencé avec l’expropriation des biens juifs.
Les suspects savaient que l’État déciderait de les confisquer. Ils ont convaincu des Juifs, en échange d’une somme ridicule ou d’un titre de voyage pour l’étranger, de leur donner leurs biens, meubles et immeubles, leur argenterie, leurs bijoux, etc. Ce sont des centaines de milliers de marks qui ont changé de mains, les sommes exactes sont inscrites dans le calepin. Rien que l’argent soustrait aux impôts représente un immense préjudice pour la communauté patriotique du peuple. Toujours selon le carnet de Karasek, il est clair que Eberhard Frei et Ludwig Bideaux étaient tous les deux dans le coup. Les sommes qu’ils ont touchées, le montant de leurs parts, tout y est soigneusement consigné. Plus tard, ils ont aussi détourné des marchandises provenant de l’étranger et destinées au commerce d’alimentation allemand, pour les revendre au marché noir dans des épiceries montées en réseau. De nombreux magasins de détail répartis dans tout Berlin sont notés avec la liste où ils consignaient le montant des commissions touchées. Et tout ce beau monde a fait une excellente opération.
— Et d’où tenez-vous cette preuve matérielle déterminante ? questionna Langenstras en saisissant le calepin noir.
— Le carnet était dissimulé dans les dossiers de Karasek. C’est à cause de lui que Frau Gerling est morte assassinée. Le meurtrier voulait absolument s’en emparer, mais il ne l’a pas trouvé.
Langenstras ouvrit l’in-octavo et lut à haute voix :
— 20 avril. Dix mille bouteilles de cognac de B. Prix d’achat : quatre-vingt-quinze mille reichsmarks. Reçu parafé par Frei et Bideaux.
Il tourna les pages, fit la grimace en déchiffrant l’écriture de Karasek.
— 4 janvier 1941. Reçu marchandises de cantine. Prix de vente estimé : cent soixante-quinze mille reichsmarks. Quatre-vingt mille à B. Acquitté par Bideaux.
Kälterer précisa :
— Ce genre d’affaires s’est poursuivi jusqu’au printemps 1944, à intervalles très espacés ensuite, et jusqu’à la mort de Karasek. L’approvisionnement a certainement été plus difficile à cause du déroulement de la guerre, le réseau des épiciers distributeurs aura sans doute aussi été endommagé par les bombardements. Mais jusqu’au jour d’aujourd’hui, il s’agit d’escroqueries de grande envergure. L'État allemand, et en dernière analyse le soldat allemand qui se bat vaillamment au front, ont été honteusement floués par ces vilains messieurs.
— Vous êtes un homme très habile, Kälterer, un grand flic.
Langenstras hochait la tête, mais le ton ironique de son compliment était bien perceptible.
— Ces trois-là ont détourné une grande partie des marchandises destinées aux cantines militaires. Pendant que la troupe engagée au front n’avait pas de lames de rasoir ou recevait moins de schnaps que prévu, de saucisses ou de cigarettes, ils se sont remplis les poches à l’étape et ont revendu l’essentiel au marché noir. Apparemment personne ne s’est rendu compte des pertes, la marchandise détournée a sans doute été entrée en comptabilité sous les chapitres « Casse » ou « Perdus lors d’un bombardement ». Ce ne sont pas les combines qui manquent….
Langenstras continuait à feuilleter le calepin, paraissant à peine suivre son exposé.
— Bideaux a peut-être assassiné Karasek pour effacer des traces, ou pour écarter un complice. Je ne sais pas ce qui s’est passé entre eux. Mais les ressemblances entre les modus operandi sont évidentes et on peut affirmer, preuves en main, que c’est aussi Bideaux qui a assassiné Frei. Les notes de Karasek font état des rapports qu’ils entretenaient tous les trois. Deux sont morts, assassinés, il en reste un, Ludwig Bideaux. Tout le désigne comme le meurtrier.
— C’est tout ? Et c’est pour trouver ça que vous avez mis tout ce temps ?
Le Gruppenführer jeta le carnet sur le bureau, à côté de sa vareuse.
Kälterer tressaillit en entendant le claquement sec de sa chute. Il s’attendait à une réaction de ce genre. Il était parfaitement normal que Langenstras ne soit pas particulièrement heureux qu’il lui dévoile qu’un de ses plus proches collaborateurs était un assassin.
— Pendant un certain temps, les indices m’ont fait penser à un autre coupable. Ça m’a coûté beaucoup de temps. Mais le meurtre de Frau Gerling, le calepin noir, tout ça m’a entraîné dans une tout autre direction…
— C’est bien, ça va, l’interrompit Langenstras.
Son irritation semblait tout à coup comme envolée.
Il lui grimaçait même un sourire.
— Inutile de vous justifier, Kälterer. Vous étiez bien l’homme de la situation. Je ne m’attendais pas non plus à des résultats rapides. Je veux dire… c’est tout ce que vous avez contre Bideaux ?
— Du point de vue juridique, les indices sont suffisants pour établir un mandat d’arrêt, Gruppenführer.
— Mais vous tirez toutes ces conclusions de ce seul calepin. Quelques pages de chiffres et de lettres ne font pas des preuves. Vous n’avez que des présomptions. On ne risque pas de pincer quelqu’un avec ça !
Langenstras se pencha en avant, s’accouda au bureau.
— Quel est, par exemple, le rôle exact de ce Frei dans toute cette affaire ?
— Il me semble…
Langenstras lui coupa aussitôt la parole.
— Il vous semble. Comment Bideaux et Frei ont-ils eu accès à l’alcool ou aux marchandises destinées aux cantines ?
— Je pense…
— Vous pensez. Et quel serait le mobile des meurtres de Bideaux ?
— Probablement…
— Probablement.
Langenstras se cala de nouveau en arrière dans son fauteuil et le regarda. Il n’y avait plus trace d’ivresse dans son regard d’un bleu évanoui.
— Vous ne savez rien, Kälterer, absolument rien. Pour ce qui concerne le Hauptsturmführer Bideaux, il vous manque quelques éléments. J’attendais mieux de vous sur ce point.
Kälterer déglutit. Il ne fallait pas qu’il se laisse renverser les termes de son argumentation. Sa chaîne de preuves était solide, les indices suffisants, ne serait-ce que pour convoquer Bideaux et l’interroger.
— Le facteur temps, Gruppenführer. Les circonstances actuelles ne militent pas en faveur d’un travail rapide, un travail de routine. Procurez-moi un mandat d’arrêt contre Bideaux, et je résoudrai toute cette affaire. Je le ferai craquer, je lui ferai cracher le morceau.