Un lourd silence se fit, puis Langenstras lui adressa une grimace en coin.
— Vous êtes un imbécile, Kälterer.
— Je ne comprends pas.
Langenstras prit le carnet noir et l’ouvrit à une des premières pages.
— Ça fait si longtemps… !
Il leva les yeux.
— Là, mon cher, écoutez bien ce qui est écrit là, prévint-il en tapotant le carnet de l’index. Entrée 1938 : quarante mille reichsmarks, part Bideaux de l’argent des détenus. Alors, que croyez-vous qu’il se cache derrière ces mots ?
— Détournement de…
D’un geste, Langenstras lui intima l’ordre de se taire.
— Vous avez déjà entendu parler de la « salade viking » ?
Il hésita, sentait le regard de Langenstras peser sur lui. Ça n’avait pas l’air d’une blague, le Gruppenführer semblait parler sérieusement.
— Alors ?
— Non, ça ne me dit rien.
Langenstras empoigna la bouteille et remplit son verre à ras bord sans toutefois boire une seule goutte.
— Alors vous avez raté quelque chose. Je vais vous raconter ce qui s’est vraiment passé en 1938. A cette époque, Bideaux travaillait dans l’administration d’un camp de concentration. Ces malheureux détenus ne touchaient qu’une maigre ration, et aucun ne pouvait manger à sa faim. Alors Bideaux a eu l’idée de faire la quête parmi eux pour acheter de la nourriture en supplément. Ils ont donc tous demandé à leurs parents de leur envoyer de l’argent qu’ils ont confié à Bideaux. Vu le nombre des détenus, ça faisait un bon paquet, l’un dans l’autre plus de 100 000 reichsmarks par mois. Bideaux a effectivement acheté de la nourriture, des cigarettes et de l’alcool, mais n’en a retourné qu’une petite partie aux détenus. Un jour, en faisant ses achats, il a fait ami-ami avec un certain Egon Karasek, dont il a utilisé les excellentes relations. Karasek a vendu sous le manteau à Berlin les marchandises détournées par Bideaux, et Bideaux écoulait le reste personnellement, contre du bon argent, dans les mess des camps. Et c’est ainsi que nous en arrivons à sa « salade viking ». Il a vendu ça pour deux reichsmarks six pfennigs la livre, alors que ça ne valait pas plus du dixième.
Il rit sous cape, empoigna le verre de schnaps sans en renverser une goutte et le vida d’un trait.
— Finalement Bideaux a fait la connaissance de Frei, et ces deux-là se sont entendus comme larrons en foire. Et c’est là que les choses en grand ont vraiment commencé. Frei était encore à l’Office central pour l’Économie et l’Administration, responsable du bon fonctionnement de tous les camps. Ils se sont procuré, en partie dans les pays occupés, des wagons de marchandises entiers chargés de produits achetés au marché noir. Ces marchandises étaient financées avec l’argent des détenus, avec celui qu’ils gagnaient eux-mêmes en leur ristournant moins de nourriture que payée, sans oublier les pots-de-vin des bordels des camps. Les ventes au détail ou en demi-gros se sont toutes faites à travers le réseau de distribution de Karasek. Et avec la guerre ces affaires très lucratives ont prospéré de plus belle. Karasek occupait alors un poste à la Gestion de l’approvisionnement du Grand-Berlin. De grandes quantités d’argent aboutissaient entre leurs mains, des sommes dont vous ne pouvez même pas avoir idée. Frei avait les contacts, l’accès aux informations, il surveillait la bonne marche des affaires. Il couvrait tout si nécessaire, s’assurait que les comptes étaient apurés. Bideaux servait pour ainsi dire d’antenne extérieure, il intervenait sur les arrières du front dans les pays occupés, toujours bien assidu et épiant la bonne affaire. Karasek était chargé des entrepôts et de leur capacité de stockage, de la distribution des marchandises et de leur vente au marché noir ou à des camarades du parti aisés. C’est comme ça que ça marchait.
Langenstras prit une profonde respiration. Puis il fit de nouveau sa grimace…
— Et c’est moi qui ai découvert le pot aux roses. Tout seul. Il y a des années déjà. Ça vous en bouche un coin, hein ?
Kälterer ne dit rien. Il tenait convulsivement à deux mains son petit dossier de l’affaire Karasek, posé sur ses genoux.
— Les premières rumeurs ont commencé à circuler à l’Office central pour la Sécurité en 1941. Il se disait que quelques administrations de camps vénales s’étaient enrichies par la corruption, et n’avaient pas payé d’impôts, pour des millions de reichsmarks qui provenaient des transactions organisées par l’Administration des cantines. Finalement Himmler n’a pas pu faire autrement que de désigner une commission d’enquête. J’en ai été nommé président. Les choses se sont plus ou moins perdues dans les sables, mais il faut dire aussi que si l’on avait trop touillé là-dedans, ça aurait pu devenir dangereux pour les échelons supérieurs.
Langenstras lui lança un regard amusé, puis il parut se rappeler ses devoirs d’hôte. Il sortit un second verre à schnaps d’un tiroir de son bureau et lui désigna la bouteille. Kälterer secoua la tête.
Langenstras haussa les épaules.
— Bon, ben, si c’est non, c’est non.
Il jeta un œil sur la bouteille presque vide.
— Au cours de cette enquête, je me suis servi de ma tête. J’ai su compter jusqu’à dix, j’ai compris les relations entre Bideaux et Frei, et je les ai confrontés tous avec les faits. Et il n’a pas été bien difficile ensuite de les convaincre que mon silence valait une part appropriée.
Kälterer n’y tint plus. Il déposa son dossier sur le bureau, attrapa la bouteille de schnaps, se servit et se mit à siroter prudemment le contenu du verre. Langenstras n’était pas un de ces imbéciles d’alcooliques qui avouaient la vérité quand ils avaient bu, pour regretter ensuite leurs confidences et se rétracter. Le Gruppenführer voulait quelque chose, savait quelque chose.
Langenstras leva son verre.
— Oui, buvez donc, buvez aussi longtemps qu’il y a encore quelque chose de correct à boire. A chacun de se débrouiller comme il le peut. La guerre est déjà perdue depuis des années, n’importe quel imbécile le sait. Ce qui signifiait, au minimum, déjà à cette époque, qu’il ne fallait pas perdre son temps et plutôt penser à l’avenir.
Il se leva avec effort, inclina le buste en avant et avala son verre d’un brusque coup de tête en arrière, puis se laissa retomber dans son fauteuil.
— C’est alors que ce crétin de Frei a perdu les pédales. Le gros de l’argent était sur un compte tout ce qu’il y a de normal. Frei avait organisé ça ; ça passait par l’Office central pour l’Économie et l’Administration, une affaire verrouillée à cent pour cent. Arrive l’invasion, et c’est là que Frei a disjoncté, il voulait donner tout cet argent au Führer, pour la victoire finale… On a d’abord cru qu’il voulait nous doubler.
Langenstras parla plus fort, serra les poings.
— Mais il avait vraiment perdu les pédales, c’en était trop pour lui. Il voulait remettre personnellement l’argent à Adolf. Il a donc fallu qu’on agisse. Qui le pleurerait ? Il n’avait pas d’amis, que des envieux. J’ai passé deux, trois coups de téléphone, écrit quelques lettres au procureur afin de donner à l’affaire une orientation anodine pour nous, et tout s’est calmé. Un meurtre sans meurtrier, quoi. Rien d’extraordinaire, en temps de guerre. Dossier aux archives, sous la pile du fond. Heureusement, Bideaux lui avait chatouillé un peu les côtes pour qu’il lui signe une procuration, sinon on n’aurait même pas pu toucher notre argent. Et notre Führer l’aurait sans doute dilapidé pour une de ses armes miracles.