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Langenstras dut se tenir de la main gauche au plateau de son bureau ; de la droite, il secoua la poignée du tiroir central coincé qui s’ouvrit brusquement. Il en sortit une bouteille de whisky pleine et la posa sur le bureau sans trembler.

— Frei était donc éliminé, et c’est là que Karasek a commencé à faire dans son froc. Il est venu nous dire que depuis des années il notait tout, enregistrait toutes les affaires, l’une après l’autre, que toutes ces paperasses étaient en lieu sûr et lui serviraient d’assurance-vie le cas échéant. Il nous a aussi fait comprendre qu’une grande partie de l’argent lui revenait, et que si nous n’étions pas du même avis, il serait peut-être obligé de parler de tout ça à quelques-uns de ses amis haut placés. Il voulait nous faire chanter, ce rat merdeux…

Il s’interrompit, se versa une bonne rasade de whisky et le huma.

— C’est quelque chose d’exceptionnel, Kälterer, vous devriez goûter. Je l’ai mis de côté pour cette occasion.

Il l’observait par-dessus le bord de son verre, l’air interrogateur, et Kälterer acquiesça d’un battement de paupières.

Tout en lui versant un whisky, Langenstras reprit la parole.

— Avec Karasek, Bideaux est allé un peu trop vite. Accident du travail. Il nous a quitté trop rapidement, avant d’avoir eu le temps de nous avouer où il avait caché ses fameuses notes. A cette époque, personne ne savait encore qu’il avait vraiment le bras aussi long qu’il le prétendait. Tous les lèche-culs de la garde rapprochée de Himmler se sont émus de sa mort, et comme elle est survenue peu après l’attentat contre le Führer, ils ont pensé qu’il y avait là-dessous des mobiles politiques. Et l’écho a fini par résonner aux oreilles du Reichsführer-SS. Heureusement, j’étais placé au bon endroit. On m’a demandé de nommer une commission d’enquête spéciale, avec à sa tête un de nos hommes, en aucun cas un membre de la police criminelle, tous des traîtres, des gaillards peu sûrs, des amis de Nebe. Et c’est là que vous intervenez…

Langenstras but une gorgée de whisky et se passa la langue sur les lèvres en jouisseur.

— Quelque chose de très fin, vraiment !

Il se pencha en avant :

— Mais maintenant, Kälterer, c’est fini, cette affaire n’intéresse plus personne. Même pas nos supérieurs. Ils ont bien d’autres soucis…

Ils savaient tout, c’est eux qui avaient tout organisé. Ils l’avaient délibérément laissé patauger, s’étaient même bien amusés sur son compte en le voyant lancé sur des fausses pistes, à perdre son temps à des détails accessoires. Et lui, une fois de plus, avait fait ce qu’on attendait de lui. Et Langenstras l’avait convoqué pour un déballage détaillé qui, en temps normal, lui aurait valu la corde. Outre les escroqueries et les abus de pouvoir, le Gruppenführer était coupable d’incitation au meurtre et de complicité. Il pourrait en parler à ses supérieurs, demander une enquête sur ses agissements. Mais ce serait parole contre parole, et son seul élément de preuve était… ce foutu in-octavo !

— Je sais à quoi vous pensez, Sturmbannführer.

Langenstras lui agita le calepin sous le nez.

— Preuve importante. Mais je dois malheureusement vous dire que je vous retire cette affaire sur-le-champ, avec effet immédiat. Vous êtes muté à Seelow, on y a besoin des meilleurs. Croyez-moi, je ne fais pas ça par méchanceté, mais j’ai ordre d’envoyer au front tous les hommes inutiles de mon service. Et vous voilà devenu un homme en trop.

Il balança le carnet au fond d’un tiroir, dont il tira une feuille de papier pliée en quatre qu’il fit glisser vers Kälterer.

— Tous les dossiers, les preuves, matérielles ou non, restent naturellement propriété de l’Office central, selon les règlements administratifs en vigueur, bien entendu.

Langenstras voulait lui offrir la mort des héros, le Reich voulait se débarrasser de lui avant la fermeture définitive. Et s’il s’avisait de faire le mariole, il ne sortirait certainement pas vivant de la Prinz-Albrecht-Strasse.

— Cessez de gamberger, Kälterer. Avec vos histoires de marché noir et de meurtres, vous ne risquez plus d’intéresser un procureur. Comme je les connais, il y a longtemps qu’ils ont brûlé leur robe, et dans quelques mois, tout cela sera de l’histoire ancienne. La seule chose intéressante sera de savoir ce qu’il y a dans votre dossier personnel, si l’on ne pourrait éventuellement pas vous accuser d’avoir fait déporter un youtre quelconque ou pendre une de ces hommasses russes. Seuls importeront les ordres que nous avons donnés et signés. Et croyez-moi, Kälterer, dans ce domaine, on ne pourra me reprocher que quelques broutilles, un brin de corruption peut-être, mais après la guerre plus personne ne s’émouvra de ce genre de plaisanteries. Mais je n’en dirai pas autant pour vous. Rejoignez donc le front, combattez avec bravoure et surtout faites attention à ne pas tomber aux mains des Russes. Vous les intéresseriez sûrement…

Kälterer prit son ordre de mission et se leva. Tout en vidant son verre de whisky, il nota que Langenstras suivait ses moindres gestes.

— Je vous en ai peut-être un peu trop dit. Mais on ne se refait pas, et j’ai pensé qu’un bon flic comme vous serait sans doute ravi d’apprendre les moindres détails de son affaire. Je comprends que le temps vous ait rattrapé.

Langenstras lui adressa un clin d’œil.

— Entre anciens flics, il faut bien qu’on s’entraide.

Kälterer fit volte-face et se dirigea vers la porte.

— Heil Hitler ! lui cria Langenstras. Que Dieu vous garde !

Il descendit les marches, passa devant les sentinelles et sortit à l’air libre. De l’autre côté de la rue, les forsythias en fleur annonçaient le printemps. Il déplia son ordre de mission. « Prise de fonction 9 h 45, service de la direction des commandos XI, SS-Panzer-division, garnison de Seelow. »

Que le diable t’emporte, Langenstras !

70

Les deux costumes, divers vêtements, l’uniforme, les papiers, des provisions pour plusieurs jours, trois grenades à manche, un pistolet-mitrailleur, des chargeurs pour son parabellum, deux magasins de trente-deux coups. On trouvait encore assez de PM, mais ils étaient capricieux et partaient quelquefois tout seuls, ne supportant ni la saleté ni le froid. Vérité de biffin. Mal préparée cette guerre, pas étonnant qu’elle finisse mal.

Il cala le tout dans la valise.

Concentration des troupes, regagner un trou d’homme et ne passer à l’attaque qu’ensuite. Il ne se laisserait pas coller au mur par une patrouille de Jeunesses hitlériennes, ni par ses propres camarades, ni par des Feldgendarmes. L’organisation était son point fort. Les préparatifs étaient terminés, le temps de la décision était venu, il entrait dans la phase d’exécution de son plan. L’offensive pouvait être lancée.

Il n’avait pas cessé de tout repasser dans sa tête. Tout ne se déroulerait certes pas comme prévu, mais la probabilité était grande. Il pouvait se fier à sa connaissance des hommes. Et pour le cas où ça ne marcherait pas, il avait réfléchi à des alternatives. Il y avait beaucoup de possibilités pour se tirer de la merde. Après le plan A, le plan B. Soyez flexibles dans vos plans, c’est le meilleur moyen pour devenir un bon flic.

Il était très tendu. Comme toujours avant que ça commence. Réfléchir, faire des plans, tout cela avait une fin. Il pouvait s’en aller à présent, tout quitter. Des temps nouveaux commençaient, il pouvait les affronter avec assurance, avec plus ou moins d’inquiétude. De toute façon, on ne peut pas changer le monde. Il est comme il est. Et les hommes ne changent pas non plus du jour au lendemain. L’essentiel est de savoir s’adapter et de survivre. Malgré tout ce que Merit et les autres pouvaient raconter.