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— Et qu’est-ce qu’on transporte encore, dans vos wagons ?

Des quantités de viande morte, espèce de sale con. Qu’est-ce que t’aimerais entendre ?

— Des armes, des munitions, des vivres et des médicaments.

Une idée lui traversa l’esprit, il se courba en avant et lui murmura à l’oreille :

— J’ai aussi entendu dire que des pièces de la dernière arme miracle partent pour le front.

Le Feldgendarme écarquilla les yeux et recula d’un pas. Il le croyait vraiment.

— Merveilleux ! Je le savais bien qu’on pouvait toujours faire confiance au Führer.

Il tendit l’index vers l’ouest.

— Sauvez-vous et faites votre devoir. Heil Hitler !

Le Feldgendarme fit volte-face, se dirigea vers ses camarades qui écrivaient à la peinture rouge sur un morceau de carton. Ils avaient redressé la dépouille d’un des gamins et l’avaient adossée au mur, tête pendante sur la poitrine. Sur l’écriteau qu’ils déposèrent sur ses genoux, on pouvait lire : « Je suis un déserteur. »

Il se hâta de partir.

72

On entendait clairement le choc des impacts. Pas d’alerte aérienne, pas de vrombissement d’innombrables avions. Ils n’avaient pas annoncé de raid. C’étaient donc certainement des tirs d’artillerie.

Il alluma le poste de radio, arpenta la cuisine en écoutant les informations.

« Le commandement suprême de la Wehrmacht communique : Dans la grande bataille qui se déroule entre les Sudètes et le port de Stettin, nos troupes se défendent avec acharnement et fermeté contre l’assaut massif des bolcheviques… »

Kälterer était déjà là depuis deux jours. Mangeant ses rations, fumant, pillant les réserves d’alcool de premier choix ; il attendait, s’ennuyait. Et pendant ce temps-là, les nouvelles du front étaient de plus en plus menaçantes pour lui. Le 16 avril, les Russes avaient lancé leur offensive et progressaient continuellement tous les jours. Depuis un certain temps, il entendait le grondement des canons de la bataille qui se déroulait à l’est de Berlin. Dans cette direction, la nuit était trouée d’éclairs éblouissants. Il ne fallait pas les laisser trop approcher, il ne pourrait plus attendre très longtemps.

« L'ennemi a poussé l’avant-garde de ses chars dans la trouée au sud de Spremherg jusqu'à hauteur de Kamenz. Les courageuses troupes qui occupent Bautzen et Spremberg ont repoussé tous les assauts. Entre Spremberg et Cottbus, les bolcheviques ont envoyé de nombreux chars en renfort. Quelques avant-gardes ont percé jusque dans la région de Jüterbog et au sud de Wünsdorf où des combats sont actuellement en cours… »

Il écrasa son mégot. Communiqué de merde ! Il aurait dû penser à emmener une carte d’état-major. Il n’y a pas de stratégie sans failles, même si jusqu’à présent tout avait marché comme sur des roulettes pour lui. Il n’était pas capable de localiser exactement tous ces patelins, mais entre Cottbus et Jüterbog, il y avait au moins soixante kilomètres. Ça sentait le roussi, ça ressemblait plutôt à une percée imminente.

« Près de Francfort-sur-l'Oder, nos troupes ont repoussé tous les assauts. A l’ouest de Berlin, des combats acharnés se déroulent sur la ligne Fürstenwalde — Strausberg-Bernau. Les attaques ont été repoussées et l’ennemi a subi de lourdes pertes. »

A l’est et au nord-est, ils avaient donc atteint les limites de Berlin, malgré la bravoure des soldats qui défendaient héroïquement Francfort-sur-l’Oder ; au sud l’avant-garde des blindés russes pénétrait dans la région de Jüterbog-Wünsdorf. Et Wünsdorf était près de Zossen. Le quartier général de la Wehrmacht était en danger. L’encerclement de Berlin par le sud n’était plus qu’une question d’heures. Au moment de leur diffusion, les communiqués officiels de la radio étaient certainement en retard sur la réalité du terrain. Il n’y avait plus d’espoir. Et s’ils parlaient déjà de Bernau, la même chose pouvait arriver rapidement au nord.

Les chars russes avaient un énorme rayon d’action. Que son plan soit ou non très bien ficelé, il ne pourrait plus rester bien longtemps dans l’appartement. Berlin serait bientôt en plein milieu des combats. Et il ne fallait surtout pas qu’il se laisse enfermer dans la ville lors de l’assaut final. Une nuit encore, une journée tout au plus, et il faudrait qu’il parte.

73

Vers le soir, le soleil avait enfin réussi à percer les nuages et il fit tout de suite plus chaud. Pour le chemin restant, il prit un tramway. L’ouest de la ville n’avait pas, et de loin, autant souffert que le centre. Le tramway se dandinait sur des rails intacts et, derrière les grands arbres des jardins qui défilaient sous ses yeux, miroitaient les façades de luxueuses villas. Ce n’était pas un hasard si cet endroit était l’un des quartiers résidentiels les plus huppés de Berlin, habité par des gens aisés, des banquiers, des professeurs d’université et des cadres du parti.

Il descendit Hagenplatz, tourna à droite après quelques mètres et suivit la Nikischstrasse jusqu’à l’orée de Grunewald. Il sentait la crosse froide du Lignose dans sa poche de manteau et en vérifia le cran de sûreté avec le pouce.

La Höhmannstrasse s’étendait devant lui, vide, bordée de gros arbres dont les feuilles d’un vert tendre et les fleurs blanches étincelaient à la lumière du soleil. Des oiseaux chantaient, cherchaient des vers dans les jardins d’agrément ou volaient entre les villas de maître construites dans les années 1870.

À chaque fois qu’il contemplait ces lieux idylliques, il ne pouvait s’empêcher de penser que pour les habitants de ce quartier, le monde des cartes d’alimentation et des raids nocturnes incessants n’existait pas. Pas de cadavres calcinés dans les nies, pas de pillards pendus à des lampadaires. Un calme profond régnait dans cette rue.

Il gravit les quelques marches vers la porte d’entrée protégée par une marquise vitrée en fer forgé. Il appuya plusieurs fois sur la sonnette. Aucune réaction.

Il tenta encore une fois sa chance, attendit, appuya encore, attendit. Le son du tire-suisse crachota et se mêla aux chants des oiseaux. Haas se jeta sur la porte et l’ouvrit à la volée d’un coup d’épaule. Il avait la bouche empâtée quand il pénétra dans la sombre cage d’escalier. Il respira profondément et commença lentement à monter les quelques marches de l’entresol. Et c’est alors qu’il le vit.

L’homme svelte de taille moyenne se tenait sur le seuil de la porte palière et l’observait attentivement. Un mince sourire lui froissa le visage, formant des pattes-d’oie aux coins de ses yeux gris. Il n’aurait pas cru que Bideaux ressemblait à l’individu qu’il avait devant lui. Dans son esprit, cette crevure sournoise était plus jeune, plus blonde, plus pommadée, un bellâtre en uniforme quoi. Ce type portait un costume de ville sombre et donnait une impression de sérieux, ressemblait à un homme d’expérience.

Il monta quelques marches et lui fit face. Il serrait la crosse du pistolet dans sa main, au fond de la poche de son manteau.

— Vous êtes Ludwig Bideaux ?

Il avait dit cela sans la moindre politesse, d’une voix qui lui parut atone et cassée.

L’homme ne répondit pas, mais recula d’un pas et lui fit signe d’entrer. Il se retrouva dans un vestibule spacieux, sur lequel donnaient plusieurs pièces aux portes fermées. Il était éclairé par un lustre en cristal qui pendait du haut plafond. A gauche, à côté du portemanteaux, il y avait deux commodes de style sur lesquelles étaient alignés plusieurs grands vases de prix. Il foulait un tapis persan aux motifs dans les tons rouges. Son regard s’arrêta sur un valet où était accroché dans ses plis un uniforme noir de la SS. Il avait trouvé celui qu’il cherchait.