Выбрать главу

La porte palière se referma derrière lui avec un bruit sec. En se retournant, il tira le Lignose de sa poche et le dirigea vers l’homme qui s’apprêtait à marcher sur lui. Celui-ci sursauta et marmonna quelque chose d’incompréhensible, leva la main droite, puis la laissa retomber le long du corps. Haas avait suivi ces gestes et pointé l’arme sur sa poitrine. Le canon ne tremblait pas, la main était calme. Les yeux gris de l’homme se rétrécirent, il pinça les lèvres. D’un mouvement presque imperceptible, il fléchit les genoux, serra les poings.

Il fallait qu’il le surveille de près.

— Vous êtes Ludwig Bideaux ? répéta-t-il.

L’homme ne dit rien, mais changea de jambe d’appui, déplaçant tout son poids sur la gauche.

Haas leva un peu le bras et visa la tête de son vis-à-vis.

— Au moindre geste, je tire. Pour la dernière fois : êtes-vous Ludwig Bideaux ?

L’homme ne répondait toujours pas. Tout cela durait trop longtemps. Il savait déjà tout, il était donc inutile de discuter avec ce type. Entrer et le descendre immédiatement, il ne méritait pas autre chose. Toute question était inutile. Il dirigea le pistolet sur la cuisse de l’homme, renifla :

— Oui ou non ? et il appuya sur la détente.

Un bruit métallique.

L’homme avait tressailli, s’était jeté de tout son poids sur la droite, bien trop lentement pour éviter une balle, mais le coup n’était pas parti.

Le cran de sûreté ? Un coup d’œil. Il était relevé, l’arme était prête à tirer. Il appuya une nouvelle fois. Clic !

Encore une fois. Clic !

Clic ! Clic ! Clic !

Le rat ! Il avait tiré une balle sur le rat ! Son unique balle, la seule du chargeur ! Il aurait dû demander à Serge de lui procurer un second chargeur. Il avait acheté un pistolet vide. Il avait fait une erreur. Ou alors le Français s’était moqué de lui. L’arme inutile tremblait dans sa main. Ses yeux se voilèrent un instant, il maîtrisa son désarroi et regarda fixement l’homme.

Celui-ci ne bougeait pas. Debout dans l’entrée comme une statue, il ne disait toujours rien. Seule sa bouche se fendit en une grimace imperceptible. Haas attendait le bourdonnement dans ses oreilles, la vague rouge. Comme pour les autres. Mais son corps ne réagissait pas, la rage mortelle ne venait pas. Ses pensées s’accéléraient. Cet homme qui ne lui répondait pas était de surcroît plus fort que lui physiquement. Rien n’allait plus. Il avait fait tout cela en vain. Il laissa retomber son bras, recula en titubant. Il était de nouveau à Buchenwald, dans cette pièce au plancher de bois, abandonné et nu. Il tendit soudain le bras en arrière, et de toutes ses forces balança le pistolet vers l’homme, tout en ouvrant la bouche pour hurler :

— Qui est la maudite putain qui t’a chié au monde ?!

Kälterer évita l’arme ; d’un geste vif, il glissa la main dans son dos, et Haas fit face au trou noir du canon d’une arme dont il sut à l’instant qu’elle était chargée. Il était déjà loin quand il devina la réponse.

— L’Allemagne, Merit, la Grande Allemagne !

Il ne saisit que ces quelques mots. Il n’entendit même plus l’aboiement sec du coup de feu. Il ne sentit rien. Quelle réponse de merde ! Et qui pouvait bien être Merit ? Il rapetissait de plus en plus, vit un vase qui tombait à côté de lui et se brisa sur le sol en mille morceaux. Il eut sous le nez le motif du tapis persan, sentit l’odeur fade de poussière de laine. Sa joue gauche était chaude et humide, il vit une tache rouge sombre se répandre rapidement sur les dessins du persan, colorier des lignes, faire des méandres. La Frick apparut, la bouche en sang, avec un rire muet. Tu mourras aussi idiot que tu as vécu. Il entendit un bruit lui tarauder l’oreille, quelqu’un éclatait de rire comme Fritzschen quand il courait dans les allées du zoo en le portant sur les épaules.

— Je m’appelle Ruprecht Haas, de Buchenwald, et je recherche un homme, un jeune officier sympathique.

Il sentit qu’on le touchait, sentit le tapis moelleux dans son dos, devina vaguement un visage aux contours imprécis, sentit les mains qui le fouillaient, agrippaient ses vêtements.

— Bideaux ? Vous êtes Ludwig Bideaux ?

74

Elle l’agrippait à la veste.

Personne n'oubliera jamais ça, Hans, et surtout pas toi.

Il tirait, tirait, mais ne parvenait pas à se libérer.

Oui, mais que veux-tu que je fasse ? Lâche-moi, il faut que je descende au bunker ! Les sirènes, tu n'entends pas ?

Tu ne peux passer ta vie à te cacher.

Elle avait une poigne de fer. Comment pouvait-elle être aussi forte ?

Et où es-tu ? s’écria-t-il, lâche-moi, une fois pour toutes, lâche-moi. Il tirait, tirait.

Plus rien ne peut t’aider. Elle le lâcha, il bascula en arrière et tomba à la renverse.

Il releva lentement la tête. Il lui fallut un moment pour s’orienter. Il était encore dans l’appartement, attendait toujours et s’était endormi, assis à la table de la cuisine. Merit était morte. Il ne restait d’elle qu’une simple croix de bois. Deux jours après le bombardement, ils l’avaient prévenu. Il avait prié le pasteur de s’occuper de tout. Il lui avait donné de l’argent, cet argent qu’elle ne pouvait plus refuser. Les cauchemars étaient venus quelques jours plus tard. Elle le hantait, lui faisait la morale, comme si l’on pouvait changer quelque chose à sa vie. Il fallait qu’il la laisse derrière lui, l’abandonne comme le reste.

Le deuxième coup de sonnette le sortit complètement de son engourdissement. Et si ce n’était pas une fois encore le laitier, ou un soldat épuisé qui demandait un verre d’eau… Il vérifia de nouveau son parabellum et le coinça dans sa ceinture, dans son dos, sous sa veste. Huit balles jusqu’à la liberté. L’étau se resserrait autour de Berlin. Des unités vaincues entraient en masse dans la ville par le sud. On en reformait de nouvelles, qu’on renvoyait au feu. Les Russes étaient à Zossen, Treuenbrietzen et Königswursterhausen. On se battait à Lichtenberg, Niederschönhausen et Frohnau. Frohnau… Le piège se serait bientôt refermé. Il fallait qu’il parte. Peut-être que ce coup de sonnette serait le bon, il pourrait enfin solder cette affaire.

Il ouvrit, vit l’homme qui montait les marches et sut aussitôt qui il avait en face de lui. Il ne répondit pas aux questions, mais fit entrer l’individu couvert de poussière. Ce type avait absolument besoin d’un nouveau costume et il allait lui en tailler un. Cette idée l’amusa, l’amusa un peu trop longtemps. Quand l’homme se retourna, il avait un pistolet à la main, un Lignose, une arme de sinistre réputation dans le milieu berlinois.

Il y avait toujours quelque chose qui allait de travers, comme dans tous les plans. Un assassin brutal lui faisait face tout à coup, qui le braquait avec un pistolet. Il ne s’était pas attendu à ça, ça ne correspondait pas au profil du cocu trahi. Jusque-là, ce Haas avait battu ses victimes à mort. Il faut croire que la guerre changeait aussi les assassins. Il allait tirer à présent, il pouvait tirer à tout moment s’il n’obtenait pas de réponse à sa question idiote. Il valait mieux qu’il lui explique tout, cette histoire aurait l’air d’un simple malentendu. Sinon, il allait manger les pissenlits par la racine à la place d’un autre. Mais ce type qui avait perdu les pédales ne le croirait pas, il y avait trop de haine dans son regard.