Kälterer baissa son pistolet, mais sans quitter Bideaux des yeux.
— Eh bien, voilà qui est bien ! Venez, il faut se dépêcher.
Bideaux passa devant lui, dénoua la cordelette du sac de marin dont il renversa le contenu sur le sol. Des vêtements, une paire de chaussures d’hiver, quantité de conserves de viande et de poisson, des saucissons secs, plusieurs cartouches de cigarettes et des tablettes de chocolat se répandirent sur le tapis.
Tout en déboutonnant sa vareuse, il se tourna vers Kälterer qui l’observait depuis la porte de la cuisine.
— Dites-moi, ce type, là, c’est vous qui l’avez tué ?
Il ne répondit pas.
— Moi, ça m’est égal, remarquez.
Bideaux se débarrassa de sa vareuse et commença à déboutonner sa braguette.
— Mais, est-ce que ce n’est pas cet imbécile… comment s’appelait-il déjà… Haas, oui, ce Haas ?
— Exact. C’est Ruprecht Haas.
Bideaux passa d’une jambe sur l’autre pour retirer ses bottes. Puis le pantalon tomba à terre, et vêtu d’un seul caleçon long, il se mit à fouiller dans les vêtements. Il leva soudain les yeux.
— Mais vous vous connaissiez ?
— Disons que c’est une vague relation. Mais cela n’a plus aucune importance.
— Si vous le dites. Mais comment se fait-il qu’il porte un uniforme SS ?
Bideaux contemplait le cadavre.
— Il a eu de l’avancement.
— Et comment a-t-il atterri dans mon quartier ? Je le croyais déporté à Buchenwald.
— Il s’est évadé l’été dernier et a tué ses anciens voisins. Il avait aussi l’intention de s’occuper de vous.
— De moi ? Et pourquoi ça ?
Bideaux enfila une paire de pantalons fatigués.
— Il voulait se venger de vous.
— Se venger ? De moi ?
Son visage disparut dans le col d’un pull-over à col roulé.
— Mais pourquoi moi ? dit la voix assourdie par la laine, puis sa tête réapparut. Tout de même pas parce que j’ai sauté une fois sa femme ?
— À cause de ça aussi, apparemment.
— Et il aurait eu d’autres raisons ?
Il boutonna sa braguette et se pencha vers les chaussures d’hiver.
— Parce que vous l’avez dénoncé.
— Quelle idée !
Bideaux enfila les lacets dans les œillets, les serra, fit des doubles nœuds et se releva.
— C’est lui qui vous a raconté ça ? questionna-t-il avec un mouvement de la tête vers le cadavre.
— Il n’en a pas eu le temps. Mais c’est l’évidence même. Vous et Karasek l’avez donné pour avoir son magasin.
Bideaux s’esclaffa et se plaça devant la glace de la garde-robe.
— Oui, c’est probablement ce qu’on aurait fait. Mais sa vieille a été plus rapide.
— Quoi ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?
Bideaux entra dans son bureau. Il sortit une grosse liasse de papiers d’un secrétaire et la transporta dans la salle de bains.
— Langenstras vous a raconté notre petite histoire, pas vrai ?
Kälterer avait suivi Bideaux jusqu’à la porte. Il acquiesça.
— Bon, alors vous êtes au courant. Avec Karasek, on était dos au mur, un grand nombre de nos points de vente avaient été bombardés, on n’arrivait plus à se débarrasser assez vite des marchandises et tout ça pourrissait gentiment dans des entrepôts. Mais ce froussard de Haas ne voulait pas jouer le jeu. J’ai rencontré plusieurs fois sa bonne femme dans la cage d’escalier. Et je me la suis faite. Ce qui n’a pas été bien difficile, elle m’est littéralement tombée dans les bras, la mignonne, elle devait être en manque. Bah, rien d’étonnant, avec un mari aussi têtu…
Bideaux posa la pile de papiers sur le couvercle des toilettes, en détacha quelques feuilles qu’il alluma, puis balança dans la baignoire. Il nourrit le feu en y jetant sans cesse des feuilles jusqu’à ce que les flammes atteignent le bord. La fumée piqua les yeux de Kälterer.
— Et puis ?
— Je lui ai fait miroiter les avantages financiers de notre petite affaire pour qu’elle convainque son mari et le pousse à vendre notre marchandise. Mais, même elle, elle s’est cassé les dents sur du granit. Et c’est alors qu’à la Saint-Sylvestre il a ouvert sa grande gueule. Le moment était venu. Mais comme je vous l’ai dit, sa bonne femme a été plus rapide que nous.
Bideaux continuait à alimenter le feu, feuille après feuille, tout en prenant garde que les flammes ne montent trop haut.
— Pourquoi a-t-elle fait ça ?
Bideaux jeta les dernières pages dans la baignoire noire de suie, attendit qu’elles soient entièrement brûlées et ouvrit le robinet d’eau qui lâcha quelques gouttes, puis tarit. Il grimpa dans la baignoire et piétina les restes des papiers calcinés.
— Mon Dieu, Kälterer, elle voulait se débarrasser de son vieux, tout simplement. Elle était folle de moi. Je lui en offrais sans doute plus qu’elle n’en avait jamais goûté. Est-ce que je sais, moi, comment ça fonctionne, les femmes ? Dans tous les cas, elle a envoyé son Haas prendre sa retraite à Buchenwald et nous, on a eu le magasin.
— Mais Frau Haas avait dû s’imaginer une suite bien différente ?
Bideaux piétinait la suie et la réduisait en une fine couche grasse.
— Ce n’était pas mon problème. J’ai tout de suite arrêté les frais avec elle. Elle a encore fait quelques difficultés, mais Karasek l’a calmée. Stankowski a repris la boutique et a revendu notre marchandise, comme convenu. C’est tout ce qu’on voulait, dans cette affaire.
Bideaux essuya ses semelles sur le tapis de bain qu’il roula en boule et enfouit dans le panier à linge.
Il traversa le vestibule pour regagner son bureau. Sur ces entrefaites, le tonnerre des détonations d’obus avait augmenté. Des morceaux de la décoration en stuc tombèrent sur le parquet.
Kälterer demeura dans la porte.
— Vous savez que vous êtes le dernier des salauds ?
— C’est vous qui dites ça !?
Bideaux décrocha une huile qui représentait une femme nue assise et ouvrit la serrure à combinaison d’un coffre-fort mural. Il en sortit plusieurs liasses de billets de banque, des passeports et divers papiers d’identité qu’il fourra dans sa poche revolver. Il laissa le coffre ouvert et s’approcha de Kälterer, son sourire grimaçant aux lèvres :
— Vous vous rappelez ce que le Führer a dit ? Non ? Ben, je vais vous le dire : « J’ai délivré les hommes de leurs répugnantes illusions, ces illusions dégradantes, empoisonnées qu’on appelle conscience morale. » Et vous, vous voulez que je vous dise ce que vous êtes ? Un de ces petits-bourgeois pharisiens et bornés, dépassé par les événements. Voilà ce que vous êtes !
— Mais je n’ai jamais tué de femme avec un couteau à trancher, moi…
— Vous allez me faire pleurer. Si je me rappelle bien votre dossier personnel, vous avez été de tous les coups tordus. Et je ne sache pas que vous ayez porté des gants de velours. Et moi non plus, avec les femmes. Mais est-ce que je vous en fais tout un fromage ? Certainement pas. Il y a certaines choses qu’il faut faire si on ne veut pas avoir d’ennuis par la suite. Nous sommes comme ça, nous autres êtres humains.
— Là, vous confondez plusieurs choses. Il y a une différence entre un meurtre de sang-froid et exécuter des ordres, obéir.
Il se recula pour laisser passer Bideaux qui se rendit à l’armoire de sa chambre à coucher.
— Au fait, comment va votre fiancée ?
— Dennewitz ? Vous êtes extraordinaire, mon vieux !
Bideaux enfila une grosse veste en laine qu’il avait décrochée d’un cintre.